"On est assis sur une bombe sanitaire". Les terres d'une paysanne bio, polluées par des pesticides épandus il y a des décennies

Une agricultrice bio du Morbihan a vu une partie de sa production détruite et a arrêté son activité, quasi du jour au lendemain. En cause, des pesticides extrêmement résistants, interdits en France depuis 50 ans, qu’elle a retrouvés dans ses sols. Une histoire qui peut arriver à tous les paysans de France, selon elle. Elle a décidé de témoigner.

"Je suis dans le combat !" Delphine Nanni a décidé de sortir de l’anonymat pour témoigner à visage découvert sur l’histoire kafkaïenne qu’elle vit avec sa famille. Celle d’une paysanne bio avec des convictions et une éthique professionnelle qui, malgré des années de "bonnes pratiques", se retrouve obligée de détruire ses légumes et de mettre la clé sous la porte.

En cause ? La dieldrine et l’aldrine, des insecticides extrêmement résistants, des polluants éternels, épandus sur ses terres, probablement plusieurs dizaines d’années avant qu’elle n'achète les terrains. 

"J’y croyais pas" 

Delphine produit des légumes et des fruits du côté de Saint-Nolff, près de Vannes, dans le Morbihan. Sur son terrain de 7,79 hectares, elle fait du bio depuis 2013. Chez elle, aucun pesticide. "J’ai même arrêté de faire des pommes de terre, explique-t-elle. Je ne supportais pas de mettre des traitements contre le doryphore."

Malgré un travail éreintant, elle aime son métier et vend ses produits sur trois marchés, à trois AMAP (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne), à un restaurant et dans une petite épicerie qu’elle tient. 

Parmi ses clients, une partenaire qui transforme ses légumes pour faire des conserves. Le tout en bio, bien entendu. Un jour de 2021, cette dernière l’appelle pour lui annoncer que ses légumes sont probablement contaminés par des insecticides. Une analyse avait été faite par un organisme certificateur bio, sur des soupes contenant des courges cultivées par Delphine. "J’y croyais pas, j’ai rigolé, se souvient-elle. Je n’utilise aucun traitement."

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Des précédents dans le Finistère et en Gironde

"Elle connait mes pratiques. Elle avait aussi du mal à y croire", ajoute Delphine Nanni. Par curiosité, Delphine lui demande le nom des deux molécules repérées sur ses courges. La dieldrine et l’aldrine, deux insecticides utilisés pour lutter contre des vers et des charançons s’attaquant au maïs et aux pommes de terre. 

L’usage de la dieldrine dans l’agriculture est interdit depuis 1972 tandis que l'aldrine l'est depuis 1992.

"Je fais une recherche sur internet et je trouve deux précédents en Gironde sur des courgettes et dans le Finistère sur des concombres. Là, je percute. Avec les courges, ils sont tous de la famille des cucurbitacées. Ça pue cette histoire !"

La dégringolade

"Je saute sur mon tracteur et je fonce dans mes champs pour prendre des échantillons sur mes parcelles", relate Delphine. Sur quatre échantillons, trois reviendront positifs aux deux molécules. "Là, c'est la dégringolade."

La teneur en aldrine et dieldrine de ses courges est de 0,04 mg par kilo alors que la limite maximale résiduelle (LMR) est de 0,03 mg/kilo. "Je déclare ça à mon organisme certificateur et je préviens la DDPP (Direction départementale de la protection des populations, NDLR). J’ai la trouille. Je ne sais pas ce que je risque." 

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40.000 euros d’analyses annuelles 

La Direction régionale de l’alimentation vient faire un audit sur place, questionnant ses pratiques et faisant des prélèvements. Les résultats et le verdict tombent le 2 décembre 2021. "On me dit que je n’ai pas le droit de commercialiser le lot de courges analysé par la DDDP et je reçois un ordre de destruction." 

Delphine doit désormais analyser chaque variété de légumes avant de les vendre. "J’ai 110 variétés de légumes. Vous comptez 117 euros par analyse, multipliés par le nombre de variétés, sans compter la rotation des parcelles et les différentes époques de culture. Ça faisait entre 30 et 40.000 euros d’analyses annuelles."

"On se dit qu’on a plus de viabilité économique. On licencie la salariée, une petite jeune en CDI. On était super contents de son travail… C’est dur de la laisser sur le carreau." 

19 jours plus tard, Delphine reçoit un nouveau courrier de la DDPP. "Ils nous disent qu’ils se sont trompés, que nos produits sont dans les normes finalement." Trop tard. Les lots sont détruits et l’employée est licenciée. Delphine et son mari sont maintenant en procédure contre la DDPP pour obtenir réparation. 

"On est assis sur une bombe sanitaire"

"J’étais dans un état lamentable. J’ai pleuré."  Delphine perd 10 kg en 3 semaines. "Qu’est-ce que je dis à la clientèle ? se questionne-t-elle à l’époque. On est connu depuis 10 ans. Je m’étais engagée avec mes tripes et mes valeurs." Son médecin la met en arrêt de travail. Un an et demi plus tard, elle essaye toujours de vendre sa maison et son terrain. Avec des sols pollués, c’est un parcours du combattant. 

Delphine refuse de se taire sur cette situation qui pourrait toucher tous les agriculteurs du coin. Elle déplore le manque d’accompagnement, le manque de réponse agronomique. Aucun service de l’État n’a de réponse à lui donner. "On est assis sur une bombe sanitaire. On dérange en posant des questions."

"On paye le prix de pratiques mortifères"

Avec ses proches, elle interpelle les élus, les différents services de l’État, la chambre d’agriculture. Et elle prévient : toutes les terres agricoles de France sont peut-être touchées par ces pesticides ultrarésistants.

Que se passerait-il si on contrôlait toutes les terres agricoles ? "Ça peut arriver à tout le monde et les résultats feront peur. On est dans le déni. On paye le prix de pratiques mortifères d’avant mais certains regardent ailleurs".

Delphine aimerait qu’une approche agronomique globale soit mise en place. "Il faut qu’une analyse systématique soit faite avant une installation. Il faut des plans de prévention, d’accompagnement et d'indemnisation des agriculteurs touchés. L'agriculture bio est la seule porte de sortie pour préserver les sols, l'eau, l'air et la santé."

Aujourd’hui, la Chambre d’agriculture du Morbihan prévient tout porteur de projets des risques, "mais ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas au porteur de projet de payer pour l’analyse de 600 molécules, c’est au vendeur."

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