En 1944, le Côte-d'Orien Pierre Jobard avait 16 ans quand il s'engage dans la Résistance face à l'occupant nazi. Arrêté quelques mois plus tard, torturé puis envoyé dans les camps de concentration, il aura connu les horreurs de la déportation. Son expérience, il la raconte toujours, à 96 ans. Rencontre.
Il a l'œil vif, l'esprit toujours affûté et le verbe précis. À 96 ans, Pierre Jobard l'assure, "il n'a rien oublié". Le 23 février 1944, le Côte-d'Orien était arrêté chez lui, à Villeberny, par des soldats allemands. Alors âgé de 16 ans et engagé dans la Résistance face à l'occupant nazi, Pierre Jobard "s'était fait prendre". Le début de plus d'un an d'horreur.
Emprisonnement, tortures, déportations. L'adolescent d'alors vivra l'enfer, en passant notamment par trois camps de concentration et d'extermination, dont le tristement célèbre Auschwitz-Birkenau. Avant de revenir en France. Aujourd'hui, 80 années ont passé. Pierre Jobard habite toujours à Villeberny. Ses traumatismes, il les a longtemps tus. Avant d'accepter de les partager. Témoignage du dernier déporté résistant de Côte-d'Or
L'entrée dans la Résistance
"En 1943, j’avais 16 ans et je travaillais à la ferme familiale. J'étais assez costaud, c'est peut-être pour ça qu'on m'a repéré. Un jour, un ami me contacte et me parle d'un réseau de Résistance dans l'Auxois. Je voulais agir. Je les ai rejoint. Ça a commencé comme ça.
La nuit, je sautais de la fenêtre de ma chambre pour rejoindre mes compagnons.
Pierre Jobard
Bien sûr, je ne l'avais pas dit à mes parents. La nuit, je sautais de la fenêtre de ma chambre pour rejoindre mes compagnons. On faisait du sabotage, on récupérait des armes pour les donner aux jeunes réfractaires du STO (service travail obligatoire, ndlr) qui se cachaient dans les bois."
L'arrestation
"En janvier 1944, un camarade du réseau s'était fait capturer. Pour se venger, un de nos chefs a voulu tendre une embuscade à un véhicule nazi, à Pont-de-Pany. Un officier allemand a été tué dans l'opération, l'autre capturé ( cette action sera plus connue sous le nom "d'Opération Werner", ndlr). S'attaquer à l'Occupant comme ça, c'était du jamais vu. Et les Nazis ont réagi.
Je m'en souviens, il faisait froid, avec de la neige. Il était 4h du matin. Ils ont fracassé la porte. Mon père et moi avons été emmenés, revolvers sur le nez
Pierre Jobard
Ils ont raflé des dizaines d'hommes dans toute la vallée de l'Auxois. Mes collègues étaient arrêtés les uns après les autres. Je savais que mon tour allait arriver, mais je n'ai pas fui. Il y avait ma famille, la ferme. J'ai juste dit à ma mère et mon frère d'aller habiter chez ma grand-mère, au cas où. Mon père a choisi de rester avec moi. C'est la nuit du 23 février 1944 qu'ils sont venus me chercher.
Je m'en souviens, il faisait froid, avec de la neige. Il était 4h du matin. Ils ont fracassé la porte. Mon père et moi avons été emmenés, revolvers sur le nez. En fin de journée, un bus remplit de prisonniers s'est arrêté devant la maison, et mon père a été relâché. J’étais soulagé. Mon père resterait libre. Déjà prisonnier de guerre en 14-18, je ne me serais jamais pardonné s'il lui était arrivé malheur à cause de moi".
Torture et déportation
"J'ai été enfermé à la prison de Dijon. J'y ai passé 35 jours en cellule, en subissant des interrogatoires musclés. Je rentrais le visage en sang. Nous avons ensuite été déplacés au camp de prisonniers de Compiègne (Oise). Le 26 avril 1944, on nous a emmenés à la gare, bien escorté, puis on nous a parqué dans des wagons. Environ 120 par voitures, serrés comme des sardines.
À Dijon, j'ai passé 35 jours en cellule, en subissant des interrogatoires musclés. Je rentrais le visage en sang
Pierre Jobard
Le voyage a duré quatre jours et trois nuits, sans nourriture ni boisson. On ne comptait plus les morts dans le wagon. Moi, j'étais jeune, donc j’arrivais à supporter cela. On ne le savait pas encore, mais on était en route pour Auschwitz".
L'horreur des camps
" Cette arrivée, je m'en souviendrais toute ma vie. Les portes s'ouvrent. Il pleuvait, il faisait froid. Des cris, des aboiements de chiens. Il fallait tout de suite se mettre en rang. Celui qui s’écartait se faisait descendre. Je voyais des femmes, des enfants, des vieillards... Ils étaient dans la boue. Oh...Je les ai encore sous les yeux. Un ami de Villy-en-Auxois m’a alors dit : "les gars, on est foutu, on ne reverra jamais notre pays".
J’ai passé 12 jours à Auschwitz, parqué comme un animal dans des baraquements en terre battue. La nourriture était infecte, on nous emmenait aux toilettes une fois par jour. On avait été déshabillé et complètement tondu, désinfecté et tatoué. 185 784. Sur mon avant-bras gauche. C'était mon matricule. Vous n’aviez plus de noms. C'était comme ça qu'ils nous appelaient.
Je suis parti ensuite au camp de Buchenwald, puis j'ai été transféré à Flossenbürg, en Bavière. J’ai eu une petite chance : là-bas, tous les moins de 18 ans étaient affectés à l’usine. J'y ai travaillé pendant un an. Jusqu’à ce que les Nazis nous emmènent dans leur débâcle".
La "colonne de la mort"
Le 20 avril 1945, nous quittions Flossenbürg. Les Russes approchaient donc les Allemands vidaient les camps. Durant trois jours, on nous a obligé à marcher sous la pluie, dans des conditions atroces. C'était la "colonne de la mort". Celui qui tombait, qui ne pouvait plus avancer, était exécuté. Nous étions 16 000 sur les routes. Le 3e soir, on n'était plus que 8 000, les cadavres s'entassaient.
Au matin du 4e jour, nos surveillants avaient disparu. Heureusement, car un jour de plus et je n'aurai pas tenu. C'était le 23 avril, notre "vraie libération". Je pesais alors 38 kg, contre 75 kg lors de mon arrestation. On se retrouvait livré à nous-mêmes. On s'est alors réfugié dans une ferme. Il y avait enfin de la nourriture.
Nous nous sommes jetés dessus, comme des animaux. On a mangé, enfin. Mais trop vite pour notre intestin. L’estomac n’a pas eu le temps de se réadapter. À cause de cela, j'ai traîné des soucis gastriques toute ma vie".
Le difficile retour en France
"Je suis rentré à Villeberny le 11 mai 1945. Complètement déshumanisé. Dans les camps, on pensait à éviter les coups et à la nourriture. En France, c'était la liesse, les jeunes de mon âge s’amusaient et fêtaient la victoire. C’était normal.
Il y avait des bals dans tous les villages. Ça dansait partout. Moi, je n’étais pas dans cet esprit. Je préférais aller vers les anciens. Puis à force, j’ai accompagné les copains et c'est revenu tout doucement. Je suis rentré à l'école des Ponts et Chaussées et j'ai fait ma vie ici, à Villeberny. Mais je n'ai jamais oublié. Ces souvenirs sont gravés en moi".
Long silence, puis prise de parole
"Pendant 68 ans, je n’ai pas parlé de tout ça, même pas à la famille. Je ne pouvais pas. Je ne sais même pas si les gens nous auraient cru. Et puis je n'aimais pas ça. Ça remémorait tellement de mauvais souvenirs. Je m'étais muré dans le silence, comme beaucoup de déportés.
Je me suis décidé à parler en 2013. Pourquoi ? Car on était très sollicité, de plus en plus. Maintenant, je fais le tour des écoles. Même si ça me fait mal, il faut que les jeunes sachent ce qui s'est passé car malheureusement, avec l'actualité en Ukraine, ça pourrait se reproduire. Ça me fait très peur. Pas pour moi, ma vie est finie. Mais pour notre jeunesse".