Alors que le nombre d’installations agricoles baisse chaque année, des jeunes gens venus d’horizons bien différents se lancent dans l’aventure d’une vie en ayant pour objectif d’exercer un métier qui respecte l’humain, l’animal et la terre. Récit.
Le soleil tape fort en ce mois de juillet 2022. Je prends la route en direction de la capitale jurassienne pour faire la connaissance de Jeanne Grattard, une éleveuse de brebis de 35 ans, fraîchement installée au nord de Dole. Le rendez-vous est donné à sa bergerie, bâtie au milieu des champs dorés, alors que la pluie se fait rare ces dernières semaines.
Jeanne s’est installée en solitaire le 1er mai 2021. Elle possède pour l’instant 31 brebis laitières bio et 3 terrains sur lesquels elle les déplace en fonction de ce qu’elles paissent. Elle peut compter sur une dizaine d’hectares qu’elle a réussi à obtenir en partant de rien. La Jurassienne, qui connaît parfaitement les alentours pour y avoir grandi et arpenté les chemins à pied ou à vélo avec ses parents, était totalement étrangère au milieu agricole. Elle a effectué ce qu’on appelle une installation “hors cadre familial”.
“Mes parents m’ont soutenue”
“Ma mère était infirmière et mon père ingénieur en informatique. Mais nous étions très proches de la nature. Je suis assez attachée à cet endroit. Ici, je connais tout le monde et la mentalité est assez sympa. Mes parents m’ont soutenue et j’étais d’ailleurs un peu étonnée car ils étaient plutôt attachés à la sécurité de l’emploi” m’explique-t-elle, tout en lançant de grosses fourchées de foin aux brebis situées juste en dessous, grâce à une trappe. C’est elle qui a imaginé sa bergerie et l’a pensée pour faciliter son travail, comme pour la traite des bêtes. “Pour ne pas avoir à me baisser je les fais passer par là et monter sur cette table. C’est moi qui ai tout soudé” me montre-elle, visiblement satisfaite et fière du chemin parcouru. Jeanne, enjouée et dynamique, prend le temps de me recevoir et de m’expliquer son travail en détail, mais aussi son cheminement personnel pour en arriver jusqu’ici. Elle élève des brebis et confectionne des fromages frais grâce au lait récolté. Sa fromagerie n’est pas encore terminée mais elle est installée dans sa maison, l’ancienne bâtisse de ses grands-parents qu’elle a achetée lorsqu’ils sont décédés.
On entre dans la bergerie après que l’éleveuse a lancé le remplissage d’une grande cuve posée sur une remorque. Nous la transporterons plus tard aux petits, restés sur un autre site. Une brebis visiblement curieuse vient tirer sur les ficelles des poches de mon short et obtient des caresses. Ottomane, Roméo, Ratafia, Rouflaquette, Rodéo, Lapine, Jolie, Hydrogène ou encore Nounours partagent l’espace avec un magnifique Patou blanc prénommé Névé. La chienne de protection veille 24h/24 sur le troupeau de Thônes et Marthod, une race de Haute-Savoie, rustique et très attachante. Jeanne l’a choisie pour ses qualités, son caractère facile et la possibilité d’en désaisonner l’élevage : “Je trais en hiver, tranquille entre guillemet, et je les fais pâturer l’été sur l’un de mes trois terrains. J’adore cette race”.
Le premier groupe de brebis avec lequel je fais connaissance est calme et accueillant. Les bêtes sont actuellement taries, c’est-à-dire qu’elles ne produisent pas de lait pendant cette période. C’est d’ailleurs pour ça qu’elles ont été séparées de leurs progénitures, même si ce moment n’est pas celui que Jeanne préfère, tout comme celui de l'abattage pour la viande de mouton. Ce sont les mâles qui finissent en viande comestible car ils ne produisent pas de lait et deviennent de farouches béliers adeptes des charges sur les humains. “Ça me dérange de vendre ou de faire tuer des bêtes que j’ai vu naître. Elles ont confiance en moi, elles me suivent. Ce côté là est assez dur. Il aurait pu faire que je ne m’installe pas” admet-elle, tout en modérant : “Certains me posent la question de manière culpabilisante et ensuite ils vont s’acheter leur petit steak bien emballé en grande surface, qui vient d’un élevage bien plus intensif que le mien et qui a été abattu dans des conditions qu’on ne connaît pas.”
“Je devais faire 16h par jour”
Le rythme est effectivement plus léger en été. Il est rythmé par le débroussaillage des parcs et la vérification des clôtures. Mais Jeanne ne lésine toujours pas sur les heures de travail. “Là c’est calme. Au mois de mai, j’ai beaucoup plus de boulot. Je devais faire 16h par jour à cette période. J’ai compté ce que ça faisait sur le mois et je me suis dit que ça allait être chaud”, me lance-t-elle, sans que son sourire ne la quitte. Le travail d'éleveur en agriculture bio et/ou raisonnée est un travail de tous les jours, de dévouement pour un idéal exigeant.
Quand les gens me demandaient si ça allait je répondais : Je suis crevée mais je suis heureuse ! Des fois, je pleure de fatigue, mais je suis quand même heureuse ! (rire)
Jeanne, éleveuse de brebis
Jeanne, qui se définit comme plutôt casanière, est en perpétuelle réflexion pour améliorer son travail et les conditions de vie de ses brebis. Quand je lui demande de manière un peu ironique à quelle période elle est en vacances, elle me répond l'œil rieur : “Euh… Les vacances pour moi c’est maintenant. Après, quand c’est tes bêtes tu as toujours du mal à partir… Mais ça fait du bien aussi.”
“Je ne pensais pas que c’était accessible”
Élever des brebis n’était pas un rêve d’enfant pour Jeanne. C’est venu plus tard, avec les années. “La première fois que j’ai craqué sur les moutons, c’était en Irlande lors d’un voyage scolaire. Il y avait des brebis partout avec des petits murets en pierre sèche. Le paysage était merveilleux. C’était dans le Connemara. Deux femmes travaillaient la laine et ça m’a plu” se souvient l’éleveuse qui se projetait plutôt avec un travail minutieux, à l’abri de la poussière et des intempéries, dans l’artisanat d’art. Lors d’une formation en verrerie, elle remplit un questionnaire d’orientation. Ce dernier est sans appel. “Ça m’a ressorti le descriptif du métier de berger avec les formations correspondantes. Je me suis dit : ”Ah bon, c’est pas de père en fils ?” Je ne pensais pas que c’était accessible”.
Elle fait ensuite plusieurs stages dans la région pour approfondir cette idée un peu folle et savoir quels animaux lui correspondent le plus. Elle enchaîne avec une formation pour acquérir de solides notions théoriques dans les Alpes de Haute-Provence, une région coup de cœur. Elle y découvre les brebis laitières chez Brigitte Cordier, une éleveuse du coin qui lui transmet l’amour de ce métier difficile mais passionnant.
Moi je suis un peu exigeante sur la façon de travailler, j’aime comprendre pourquoi je fais ça. C’est un métier dans lequel tu es constamment en évolution. Tu auras toujours à apprendre sur les bêtes, le sol, les plantes, la rumination…
Jeanne, éleveuse de brebis
Son installation a été soutenue financièrement par de nombreux partenaires. “J'ai bénéficié d'aides à l'installation du Fonds européen agricole pour le développement rural, de l’État, de la Région BFC et du Département du Jura. J’ai aussi pu avoir des prêts à taux 0 d'Initiative Dole Territoires et des Cigales. Et évidemment, j’ai reçu l’aide de nombreux proches pour le travail sur le terrain, d'anciens patrons et d'éleveurs pour des conseils en élevage et autres. Avec les éleveurs aux alentours on est plus dans l'entraide que dans la concurrence”, énumère-t-elle, tout en rappelant que rien n’aurait été possible sans ces différents leviers.
De nombreux obstacles mais une motivation à toutes épreuves
En effet, devenir éleveuse de brebis n’a pas été un long fleuve tranquille pour Jeanne, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle n’est pas fille de paysan mais également parce qu’elle est une jeune femme travaillant seule. Les obstacles sont nombreux. “Tu obtiens des terres que d’autres auraient aimé avoir. En plus tu es une femme, tu t’installes en mouton, alors qu’ici c’est plutôt les vaches. Tu n’es pas fille d’agriculteur… Oui, je l’ai ressenti même si je n’y fais pas trop attention”, explique Jeanne.
Les vols sont courants en agriculture, de matériels et aussi parfois d'animaux. Plus rarement, mais cela existe, les paysans subissent des dégradations et leurs animaux peuvent même être victimes des sévices. Les chiens divagants et potentiellement les loups et les lynx peuvent aussi faire des dégâts. “Je préfère prendre des mesures de précaution avec des caméras, des chiens…” confirme Jeanne, qui envisage l’achat d’un deuxième Patou pour renforcer la surveillance de ses petites protégées.
Quels conseils peut-elle donner aux personnes non issues du milieu de l’agriculture souhaitant se lancer, qui plus est si elles sont des femmes ? “Il ne faut pas écouter tout ce qu’il se dit. Si elles se sentent, il faut foncer. Ça demande beaucoup de connaissances, ce n’est pas simple d’avoir un élevage mais il faut se former et ne pas hésiter à demander conseil aux autres. Il y aura toujours des gens pour te marcher dessus, pour te mettre des bâtons dans les roues. Il faut prendre les devants pour faire en sorte que ça ne t’atteigne pas” conclut Jeanne, toujours avec son grand sourire.
>> Retrouvez les autres épisodes des "nouveaux paysans" sur France 3 Franche-Comté :
Les nouveaux paysans #1 : “Produire une alimentation saine” à la Ferme de la Charme dans le Doubs / à découvrir par ici.
Les nouveaux paysans #2 : “Chercher l'équilibre entre les choses”, à la Ferme des Plaines dans le Doubs / à découvrir par là.
Les nouveaux paysans #3 : "Pour que les paysans puissent vivre correctement" à La Cagette du Coin à Besançon / à découvrir par ici.