Témoignages. "Je l'ai entendue crier", ils habitent la rue d'Aubagne et racontent les effondrements qu'ils ont vus et vécus

Publié le Écrit par Dotte Frederic
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Le 5 novembre 2018, trois immeubles de la rue d'Aubagne à Marseille s'effondraient dans un nuage de poussière, faisant huit morts parmi les résidents. Six ans plus tard, nous avons retrouvé sur place quelques-uns des témoins du drame. Ils vivent avec le poids du souvenir et l'espoir que la justice détermine les responsables. Tous attendent le prcès qui s'ouvre ce 7 novembre à Marseille.

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Étroite, touffue, dure aux mollets à cause de sa pente permanente. La rue d'Aubagne se mérite. Ses habitants, ses commerçants en ont fait un véritable village urbain multicolore en plein cœur de Marseille. Une société en modèle réduit, toute entière traumatisée par le drame du 5 novembre 2018. Derrière les volets, derrière les vitrines, ceux qui l'ont vécu ont l'âme tourmentée.

"Ma vie a basculé" : les commerçants inconsolables

"Saloum Couture". Au 52 de la rue d'Aubagne, cette échoppe de tissus africains multicolores se fond dans le paysage. À l’intérieur, fer à la main, les couturiers à façon ont tous deux le visage fatigué. Sur la vitrine, scotchées à l'intérieur, 2 affichettes invitent à participer aux événements du 2 et 3 novembre, en mémoire des victimes du drame, et contre le mal-logement.

Le matin du 5 novembre 2018, Elhadji et Compaoré sont arrivés après l'effondrement, la boutique ouvre plus tard. "Il y avait des pompiers partout, on ne pouvait plus avancer dans la rue, c'était très impressionnant" se rappelle le plus ancien.

Les dames, on ne leur a pas dit adieu.

Compaoré, couturier à façon rue d'Aubagne

France 3 Provence-Alpes

Les deux hommes connaissaient bien plusieurs des locataires du 65. Comme Simona, l'Italienne arrivée quelques semaines auparavant, "qui aimait bien la couleur". Et surtout Ouloume, mère comorienne de six enfants avec qui ils avaient sympathisé, elle aussi disparue sous les décombres.

"On avait prêté une machine à coudre à la dame des Comores. On était même allés chez elle afin de prendre les dimensions pour un tour de lit".

Ca fait très mal pour ces pauvres gens.

Elhadji et Compaoré, couturiers à façon

Après le drame, Elhadji et Compaoré ont laissé le commerce fermé durant 4 mois. Plus le cœur à travailler. L'ouvrage, depuis, a repris, avec moins d'entrain. Encore aujourd'hui, les larmes ne sont pas loin.

La "dent creuse", ce terre-plein en lieu et place des immeubles effondrés, n'est qu'à cinquante mètres du commerce, au-dessus de la place du 5 novembre 2018. À peine évoquée, les deux couturiers en ont une boule dans le ventre. Le fantôme des victimes continue d'y flotter. Elhadji ne s'y aventure plus.

Je ne suis jamais repassé devant la dent creuse. Je ne peux pas.

Elhadji, couturier à façon rue d'Aubagne

Compaoré se confie : "Ce jour-là, c'est ma vie aussi qui a basculé". Lui ose remonter la rue. Mais tente d'exorciser. "Je m'arrête à chaque fois devant le grillage, longtemps. Et je pense aux victimes, et à Dieu".

À chaque fois, je revis le drame au fond de moi.

Compaoré, couturier à façon rue d'Aubagne

"Que la justice fasse son travail et que ça ne reste pas impuni". Elhadji et Compaoré attendent le procès, et surtout un jugement libérateur qui pourrait atténuer le traumatisme du "drame de la rue d'Aubagne".

Tout le quartier reste comme figé depuis 6 ans.

Compaoré, couturier à façon rue d'Aubagne

"Notre propriétaire attend l'issue du procès pour vendre" précisent les deux artisans qui souhaitent acheter leur local récemment rénové. Et ils espèrent retrouver toute leur clientèle "d'avant". "Certains ne viennent plus, je crois qu'ils nous assimilent au drame, comme si nous aussi, on était victimes collatérales".

À la minute des effondrements, la place Homère a disparu. Avec l'accord des artistes qui l'avaient adoptée, le carrefour a été rebaptisé place du 5 novembre. Ici, la vie des riverains est désormais rythmée par le souvenir du drame. Elle ne sera plus jamais un théâtre.

"Je l'ai entendue crier" : l'épicier spectateur malgré lui

"Vous cherchez les témoins de l'époque ? Allez à l'alimentation, allez voir Mamar !" Mamar, c'est un peu  la mémoire de la partie centrale de la rue d'Aubagne. Il a tenu plusieurs épiceries, un bar à chicha. Il est là depuis toujours.

"J'ai rien vu, j'ai rien à dire". En 6 ans, le patron en a vu défiler dans son épicerie de la place du 5 novembre 2018. Des policiers, des fonctionnaires municipaux, des architectes, des journalistes. Sur le drame, il est devenu moins prolixe. Et puis lové derrière sa caisse enregistreuse, entre gâteaux et packs d'eau, la mémoire lui revient peu à peu. Ça tombe bien, Mamar, il connaît tout le monde.

Vivants, morts : les habitants du quartier et de l'immeuble 65, je les connais tous.

Mamar, gérant d'une épicerie rue d'Aubagne

À l'automne 2018, Mamar tenait un bar à chicha, juste en face du 65 dans la rue d'Aubagne. Installé au fumoir à l'arrière du local, il n'a pas vu les immeubles s'effondrer au matin du 5 novembre. Mais il a tout entendu. Et garde ancrés les moindres détails.

"C'était comme un grand 'boum'. Un bruit sourd. Je me demandais bien ce qui arrivait. Et c'est là que je l'ai entendu crier". Depuis sa chicha, Mamar l'a bien reconnue. La mère de famille comorienne continuait : "au secours j'ai mal". Mama poursuit : "Après quelques secondes, j'ai entendu un nouveau 'boum'. Et plus de cris, plus rien".

J'ai su que c'était fini pour eux.

Mamar, témoin de l'effondrement depuis le bar à chicha en face des immeubles

Mamar raconte : lorsqu'il a ouvert la porte de sa chicha, la rue était envahie d'une épaisse fumée jaune clair, "c'était presque irrespirable". Devant ses yeux ne se dressait plus qu'une montagne de gravats. En quelques secondes, une couche de poussière a tout recouvert. "Les pompiers sont arrivés. Je suis resté la journée impuissant sans pouvoir aider".

Vidéo amateur tournée juste après l'effondrement

En fin d'après midi, Mamar était toujours présent dans la rue quand derrière les marins-pompiers, il a aperçu le fils de la Comorienne. Sa mère n'ayant pas donné signe de vie, les policiers venaient de le récupérer à l'école. "Elamine avait 8 ans à l'époque" se souvient Mamar. "Je me suis approché, je lui ai dit : tu es un homme maintenant, sois fort. N'attends pas ta mère, elle ne reviendra pas".

N'attends plus ta mère, elle ne reviendra pas.

Mamar, épicier dans la rue d'Aubagne, au fils d'une victime de l'effondrement

À présent, Mamar a parfaitement retrouvé la mémoire. Et laisse éclater sa colère contre "ceux qui ont fermé les yeux pendant des années". "Avec le procès, c'est la fin de partie. La justice va frapper, il y en a qui vont prendre cher" s'aventure-t-il. Laissé faire ? Mamar raconte alors sa propre histoire. Quand il était gérant de l'épicerie "Alimentation Général" au 61 rue d'Aubagne, édifiée contre les immeubles qui sont tombés.

Mamar rapporte qu'en 2010, il a signalé aux autorités une véritable "source" qui était apparue dans la cave de son local, peut-être une canalisation rompue.

"Ils n'ont rien fait, l'eau a continué à couler" et fragiliser le sol. Jusqu'en 2017, et les travaux menés au rez-de-chaussée des immeubles 63 et 65, ceux qui se sont effondrés l'année d'après.

Pour moi, les travaux de la crèche ont donné le coup de grâce.

Mamar, gérant d'une épicerie rue d'Aubagne

"Ils voulaient installer une crèche, alors ils ont commencé à démonter des chambranles et des murs. Je crois qu'un bâtiment s'est affaissé vers un autre, puis le domino s'est poursuivi sur le troisième. Et 'boum'". Mamar rêve aujourd'hui d'un contrôle obligatoire de tous les édifices, tous les deux ou trois ans.

Le relogé : "les pompiers m'ont réveillé en catastrophe"

C'est l'heure des courses au bar tabac PMU de la place du 5 novembre 2018. On parle des cotes, on joue au quinté spot. Et il ne faut pas longtemps pour que la discussion arrive sur le procès à venir ; avant d'entrer, les joueurs sont passés devant la bannière en hommage aux 8 martyrs des effondrements.

Ticket de pari en main, Luis prête une oreille. Il habite juste derrière, rue Roque, qui rejoint la rue d'Aubagne sur la place. Côté cour, ses fenêtres donnent sur l'arrière de la "dent creuse". "Ceux du 65 étaient mes voisins d'en face" se souvient-il.

Luis n'a pas été témoin de l'effondrement. Mais sa voisine de l'époque est restée traumatisée. "Elle ne s'est pas remise de ce qu'elle a vu le matin du drame. Elle était en train de discuter de fenêtre à fenêtre avec le locataire d'en face, occupé à étendre son linge. Et soudain, il est descendu d'un demi-mètre, puis après quelques secondes a disparu totalement, avalé par la chute de son immeuble.

Luis lui travaillait de nuit, il était rentré au petit matin. Imperturbable. Le bruit de 2 immeubles qui s'écroulent n'a pas troublé son sommeil. "J'ai dormi jusqu'à midi, ce sont les pompiers qui m'ont réveillé en tambourinant à la porte. Les vibrations des effondrements de la rue d'Aubagne faisaient alors craindre que d'autres logements n'aient été fragilisés. "Les pompiers nous criaient : vous prenez une poignée d'affaires et vous quittez immédiatement les lieux."

J'ai juste pris 2 ou 3 pantalons en partant.

Luis, évacué en urgence par les pompiers


Luis se souvient d'avoir pris juste 2 ou 3 pantalons, pas le temps de réfléchir. "Ensuite avec ma femme ma fille et mes beaux-parents, on est partis presque en courant".

Quelques sacs à la main, la famille se retrouve dans la rue sous une pluie battante. Avant d'être conduite dans un hébergement de substitution.

"Ils nous ont mis dans un bus, on a roulé jusqu'à un hôtel vers le stade Vélodrome". Les frais sont alors pris en charge par la Mairie, et des bus affrétés chaque jour pour que les relogés puissent venir prendre les repas dans le quartier Noailles.

C'était bien, on a eu le petit déjeuner gratuit tous les jours.

Luis, évacué durant 2 mois après l'effondrement de la rue d'Aubagne

Après 48 heures, passées les premières vérifications, la famille a été autorisée à reprendre quelques affaires supplémentaires dans son logement. Mais n'a pu le réintégrer qu'au bout de 2 mois quand la sécurité de l'immeuble a été garantie. Luis se console : "pour d'autres ça a été beaucoup plus long".

Le procès, Luis le suivra, de loin. Pour savoir aussi si le tribunal accordera des indemnisations aux familles évacuées à l'époque, comme la sienne. Sans trop d'illusions. "Au début, j'ai discuté avec un avocat. Mais je n'ai plus de nouvelles depuis longtemps."

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