Témoignages.  "Ici, le RN a remplacé la gauche" : à Sochaux, quand la détresse des ouvriers Stellantis profite à l'extrême droite

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Publié le Mis à jour le Écrit par Antoine Comte

Lors des élections européennes 2024, 54 % des ouvriers français se sont tournés vers le Rassemblement national selon un sondage IPSOS. Les usines semblent désormais acquises à l'extrême droite, qui surfe sur la misère sociale et économique des travailleurs. Exemple à Sochaux (Doubs), auprès des travailleurs de l'usine Stellantis, berceau historique de Peugeot où les scores du RN ne font qu'augmenter depuis 2002.

A Sochaux, ville de Peugeot, les listes RN (ex FN) arrivent en tête dans la plupart des scrutins depuis 2002. Aux dernières Européennes, le Rassemblement national et Reconquête, additionnés, ont ainsi raflé près de 50 % des suffrages. Comment Sochaux, symbole de la gauche ouvrière, haut lieu du syndicalisme, bastion historiquement dominée par le Parti communiste puis le Parti socialiste, a pu tomber de l'autre côté de l'échiquier politique ? Pour tenter de comprendre, le mieux est de se rendre sur place. 

Il est 11h30, ce mercredi 12 juin. Nous voilà dans la cité sochalienne, au milieu de l'avenue du Général-Leclerc. À sa première extrémité, l'artère débouche sur le musée Peugeot. De l'autre côté, l'usine Peugeot, et ses presque 6 000 salariés. Plus que la population de la ville (environ 3 700 habitants). Et loin des 17 000 ouvriers présents en 2002. "Et encore, maintenant, les Peugeot, on ne les voit plus". Une confession signée Mustapha. Depuis 17 ans, le septuagénaire est le gérant de la brasserie "Chez Mouss". Nous y sommes entrés dans l'espoir de trouver des salariés Peugeot. Sans succès.

On n'a que des retraités ou des chômeurs. Avant, l'avenue comptait pas mal de cafés et restaurants ouvriers. Ils ferment les uns après les autres.

Mustapha,

gérant de la brasserie chez Mouss

Mustapha, lui aussi, se sent menacé. "L'an dernier, on payait une facture d'électricité autour de 400-600 euros. Aujourd'hui, c'est 2 200" regrette-t-il. "Avec le gaz qui va aussi augmenter, on pense à arrêter. Ce n'est plus tenable". Ses difficultés, Mustapha, 74 ans, les impute "aux politiques, de tous bords. Ils font des promesses qu'ils ne tiennent jamais". Lorsqu'on tente d'aborder les élections avec lui, il coupe court. "Je ne vote plus depuis 2007. Avant, j'y croyais, je votais à gauche. Mais ils m'ont tous déçu. Je pense qu'aucun d'eux ne va changer les choses". Un silence. "Même si, c'est vrai, ici, beaucoup votent Le Pen" finit-il par lâcher.

Le RN plébiscité par les ouvriers

Cette affirmation, impossible de la vérifier auprès des rares clients de la brasserie. La majorité explique ne plus voter. Nous décidons donc de suivre l'avenue Leclerc, direction l'usine Stellantis, ex Peugeot. Sur les quelques mètres parcourus jusqu'au parking des employés, la majorité des boutiques sont fermées. Des rideaux de fers, tristement abattus. Il est environ 12 h 30 lorsque nous arrivons sur place. Après avoir dépassé les centaines de voitures stationnées, nous atteignons le portillon marquant l'entrée de l'usine, dans l'attente des blouses bleues.

En voilà une première. Jess*, 55 ans, a commencé à 5h du matin. Elle hâte maintenant le pas pour rentrer chez elle. Notre question est simple. "Pour qui avez-vous voté aux élections européennes" ? La réponse est directe. "Rassemblement national". "J'aime mon pays, et j'ai l'impression que tout devient de pire en pire" dit-elle.

Ça fait plus de 30 ans que je suis là. Mon salaire stagne, mon pouvoir d'achat baisse. À l'usine, le travail devient presque invivable, on nous en demande toujours plus. Je n'ai pas envie de mourir au travail.

Jess,

ouvrière à l'usine Stellantis de Sochaux

Alors, après avoir "vu passer des gouvernements de droite et de gauche qui n'ont rien fait", la cinquantenaire veut désormais "changer les choses". Et votera RN de nouveau, pour les législatives. Et pourquoi pas la gauche ? "Ils ont montré, après 1981 et 2012, qu'ils n'étaient plus capables de nous protéger". Cet avis, nous le retrouvons dans la bouche de la quasi-majorité des ouvriers PSA. Il est maintenant 12 h 40. Le portillon n'en finit plus de tourner. L'équipe de l'après-midi croise celle du matin.

Pour Yves* aussi, le travail est fini. "J'ai voté RN, oui. C'est un vote de contestation" explique-t-il. "Ici, il ne reste plus grand-chose, on a l'impression de ne pas être écouté. Les plus à mêmes de s'opposer à Macron, c'est eux". Pourtant, Yves, 47 ans et 24 ans d'ancienneté, a longtemps voté à gauche. "Mais il ne s'est rien passé. Le Pen, je n'aimais pas, par rapport à ce que sa famille représentait. Mais Bardella, j'aime bien le bonhomme".

Je ne suis pas raciste, je ne vote pas RN par peur du grand remplacement où qu'on me vole mon travail. Mais j'ai peur de ne plus rien avoir à manger dans quelques années.

Yves,

ouvrier chez Peugeot Stellantis, à Sochaux

"On ne se sent pas écouté, pas respecté, par le reste de la classe politique" ajoute Nathalie, 53 ans et 20 ans de boîte derrière elle, électrice RN depuis quelques années. "Nos considérations ne sont pas les mêmes, surtout avec la gauche qui, en ce moment, parle plus d'écologie ou de Palestine que de pouvoir d'achat. On travaille, mais on n’a rien"."On a tout essayé, rien n'a changé" complète Florian, 31 ans, en intérim à l'usine depuis 1 an et demi. "On a des cadences infernales, une paye de misère... Il faut un électrochoc".

"Beaucoup ne croient plus en la politique"

Ce discours, Nadia* l'entend de plus en plus à l'usine. Elle arrive au travail, avec son collègue Ahmed*. "L'extrême droite, il n'y a quasiment plus que ça" lâche-t-elle. Elle a pourtant voté La France Insoumise aux Européennes, "ceux qui pensent le plus aux travailleurs" assure-t-elle. "Ils peuvent vraiment changer notre quotidien".

Ahmed rajoute, "à gauche, ce sont ceux qui peuvent nous défendre". Pourtant, lui n'en veut pas à ses nombreux collègues, électeurs RN. "On est tous dépités, on a l'impression d'être abandonnés. Donc il y a de la colère. Et beaucoup ne croient plus en la politique. Ils votent donc pour le Rassemblement national qui, avec sa communication, se fait passer pour un parti antisystème. Alors que c'est l'inverse".

Devant les portillons, deux têtes grises font le pied de grue. Dans leurs mains, une petite corbeille, drapée de rouge. "Versez à la collecte, soutenez le magazine Lutte Ouvrière" crie Gigi*, 63 ans et 38 ans chez Peugeot. Lui a connu les syndicats de gauche, les grèves et vote Lutte Ouvrière. Aujourd'hui retraité, il a vu les choses changer, petit à petit. "Ici, le RN a remplacé la gauche, petit à petit. Les traditions syndicales ont disparu avec le départ des anciens. À l'usine, c'est devenu plus individualiste".

Les gens sont désespérés. Il y a eu la loi retraite sous Macron. Hollande a fait la loi Travail. On a tous été déçus. Donc le RN arrive, et ment aux gens, joue sur la colère. Et on va encore se faire avoir par des politiques. Et dangereux, cette fois-ci.

Gigi

retraité de l'usine Stellantis Peugeot de Sochaux

"Le RN a réussi sa stratégie : diviser la classe ouvrière" pose Franck, 62 ans, ami de Gigi. Lui entame sa 28ᵉ année à l'usine. "Maintenant, on tire dans les pattes du plus pauvre. On pense que la cause de la précarité, c'est l'étranger qui volerait les emplois. Le RN a su nous faire oublier que les vrais ennemis, ce sont les patrons. Bardella n'abrogera pas la retraite à 64 ans, son parti n'a pas voté pour l'augmentation des salaires... De toute façon, les travailleurs ne se feront pas justice grâce aux politiques".

Des syndicats "impuissants"

13h, les mouvements aux tourniquets se tassent. Le roulement est passé. Les anciens, membres de Lutte ouvrière, repartent chez eux avec un maigre pécule. Lorsque nous faisons les comptes, sur la trentaine d'ouvriers interrogés, les trois quarts ont voté RN aux Européennes. Et voteront RN aux législatives. Un vote d'extrême droite désormais décomplexé, que constatent amèrement les syndicats.

C'est un crève-cœur. Les collègues font ce choix sans se rendre compte de ce que cela implique. C'est une forme de désespoir, entretenu par le dédain affiché par la classe politique envers le milieu ouvrier, depuis plusieurs années.

Benoît Vernier,

responsable CFDT chez Stellantis

Face à cette situation, Benoît Vernier ne peut que constater "l'impuissance de son syndicat". "Depuis la loi El Khomri, votée par un gouvernement de gauche, on a moins d'instance, moins de commissions, moins de moyens" énonce-t-il. "Donc, on est moins sur le terrain. C'est un cercle vicieux. Les gens nous voient moins, donc n'adhèrent plus. Ce qui nous affaiblit encore plus".

"Il ne faut pas mépriser encore plus la classe ouvrière"

Le constat, selon Jérôme Boussard, délégué CGT du site de Sochaux, "est catastrophique". "En tant que syndicats, on se sent coupable car on se dit qu'on n'a pas été assez à leur écoute" assure-t-il. "Mais on continuera à se battre. Ce qu'il ne faut pas faire, c'est mépriser encore plus la classe ouvrière. Il faut continuer à discuter avec eux des dangers du Rassemblement national, essayer de comprendre les parcours de vie derrière ces votes pour proposer une vraie politique en faveur des travailleurs".

Jérôme Boussard en est lui persuadé, "les choses peuvent changer". "Il faut mettre en avant un programme avec des mesures sur le pouvoir d'achat, sur la retraite, sur le protectionnisme" renchérit-il "Et là, les voix RN bougeront, car la plupart de mes collègues ne sont pas racistes et ne sont pas attachés aux propositions discriminantes de l'extrême droite".

Un argument recevable ? "Sans doute" analyse Vincent Lebrou, maître de conférences en science politique à l'université de Franche-Comté. "Certains votes ouvriers en faveur du RN ne sont pas fixés. Beaucoup d'ouvriers votent par capillarité, c'est-à-dire en imitant leurs collègues, qui ne se cachent plus car l'extrême droite est aujourd'hui devenue légitime".

Le RN "a profité de la misère sociale et économique" des ouvriers

Pour le politologue, le RN surfe également sur une image "antisystème" créée grâce "à la fragmentation du paysage politique". "On a eu l'éclatement du clivage gauche-droite par Macron en 2017. Puis la création et la fin de la Nupes à gauche et récemment, l'implosion de la droite. Le RN, dans tout ça, a gardé le cap avec ses idées et est pour certains ouvriers un point de repère dans un paysage politique difficile à suivre".

Le RN a comblé le vide politique créé par le reflux des partis de gauche et des syndicats. Ils ont su surfer sur la misère sociale et économique d'une classe ouvrière abandonnée par les politiques publiques pour progresser.

Vincent Lebrou,

politologue

Avec une technique bien rodée selon Vincent Lebrou : la réinvention du vote de classe. "Ce ne sont plus les dominants contre les dominés. Mais les dominés contre d'autres précaires étrangers présentés comme des voleurs d'argent et d'emplois. Ce qui est un fantasme" analyse-t-il.

"Et la gauche n'a pas été capable de répondre à ces discours, avec des préoccupations trop éloignés du quotidien des ouvriers" reprend le politologue. "Mais paradoxalement le Rassemblement national est également un parti qui, par ses votes au Parlement, ne se préoccupe pas du sort de la classe ouvrière. C'est une supercherie politique".

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Comment inverser la tendance ? À cette question, Vincent Lebrou ne veut pas s'avancer. "L'extrême droite finira par arriver au pouvoir" conclut-il. "Elle a pris trop d'avance. Il faut que la gauche recrée un maillage, une forte présence sur le terrain. Et surtout, arrêter le mépris de classe, arrêter de taper sur les pauvres, au risque de créer encore plus de rancœur".

En cela, la création du Nouveau front populaire semble être une bonne nouvelle. Sera-t-elle suffisante pour que les usines, dont l'historique site Peugeot de Sochaux, redeviennent rouges ? Premier élément de réponses dimanche 30 juin, vers 20h, avec les résultats du 1er tour des élections législatives. Les voix des ouvriers y seront déterminantes.

*les prénoms ont été changés pour conserver l'anonymat des témoins

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