RÉCIT (1/2). Ma rencontre avec les trafiquants de drogue : "T'aimes bien les flics ? Non ? Prouve-le"

À Dijon, le quartier des Grésilles est l'une des plaques tournantes du trafic de drogue. Nous nous sommes rendus sur les points de deal, avant la vague de règlements de comptes et les opérations "place nette XXL". Récit.

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Cet article a été publié pour la première fois le 18 mai 2024.

29 novembre 2023, place Galilée à Dijon. C'est sur cette esplanade, encadrée d'immeubles en béton et de quelques arbres, qu'a lieu le marché des Grésilles, tous les jeudis matin. Un lieu de vie, d'échanges, pour les habitants du quartier. Mais en ce triste mercredi d'automne, la place est quasi déserte. Les présentoirs des journaux, sur le trottoir, rappellent qu'il y a 3 jours, une rafale de tirs a coûté la vie à un résident du quartier Stalingrad, de l'autre côté de la voie ferrée. Une balle perdue, sur un point de deal.

Entre une boulangerie et un coiffeur, la porte d'une résidence est ouverte. Sur la vitre, un impact de balle. Un jeune âgé d'une quinzaine d'années, tout de noir vêtu, attend les consommateurs. Ou plutôt, ce sont les consommateurs qui attendent : il faut faire la queue pour pouvoir lui parler. Car oui, nous sommes bien sur un point de deal, aussi facilement identifiable que la Poste à proximité.

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L'adolescent au teint blafard et aux yeux rougis qui m'interroge du regard est un "charbonneur", ou un "bosseur", dans le langage des dealers. Autrement dit, c'est lui qui fournit les clients, dirigés vers les points de deal par les "guetteurs", ou "choufs", qui surveillent aussi les environs. Lorsque j'essaye d'engager la discussion sur son travail, il me congédie : "on parle pas de ça ici".

Au poste de police des Grésilles, à quelques centaines de mètres du point de deal, la lutte contre les trafiquants de drogue est un travail de Sisyphe. "J'envoie tous les jours mes gars les déloger, mais ils ont beau les faire chier, ils reviennent toujours, m'explique, avec un sourire las, cet officier qui a souhaité rester anonyme. On ne peut rien faire ! Les enquêtes judiciaires prennent trop de temps et les gérants de ces trafics sont soit au Qatar, soit en Espagne. On ne peut qu'arrêter les sous-fifres qui sont remplacés."

Dans quelques mois, en mars 2024, le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, lancera des opérations "places nettes XXL" dans toute la France. Notamment à Dijon, par exemple lorsque les forces de l'ordre tenteront de débusquer deux dealers d'une résidence étudiante, à deux pas d'ici.

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En attendant, en ce mois de novembre, les guetteurs ne se cachent pas et quadrillent le quartier. Celui-là est assis sur une chaise de camping, sur le terre-plein central de l'avenue Champollion, l'artère principale des Grésilles. Le point de deal ? Il est à l'entrée de cette résidence, m'indique-t-il. Dans le secteur de la médiathèque.

"T'aimes bien les flics ? Non ? Prouve-le. Ici, c'est nous qui posons les questions"

Un trafiquant de drogue des Grésilles

Sur place, un groupe de trois "bosseurs", qui m'ouvrent la porte sans un mot pour passer du côté des clients. Sur une porte d'appartement au rez-de-chaussée, on peut voir les "tarots" écrits à la craie. Comprenez : les prix des différentes drogues. Cannabis, marijuana, cocaïne, héroïne, produits de synthèse. On dirait une carte de restaurant. 20€ les 2 grammes de shit. 

 "Comment est-ce que vous décririez votre travail ?, leur demandé-je.

- Nous, on est là pour tuer des gens en vendant de la drogue, répond l'un des dealers, sans sourciller.

- Si tu veux connaître notre vie, tu te rends à Stalingrad", renchérit un autre. Une allusion à la fusillade mortelle du week-end dernier, et une menace à peine voilée. Le dealer veut savoir si "[j']aime bien les flics".

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D'ailleurs, ma présence leur devient suspecte. L'un des charbonneurs appelle leur "gérant", celui qui s'occupe du point de deal dans l'argot des trafiquants. "Et toi, tu restes là", m'intime celui qui garde l'entrée, et me barre désormais le passage.

Pendant que je patiente, je peux voir le flux de clients arriver. Les transactions sont rapides et il n'y a jamais de temps mort. Femmes, hommes, adolescents, personnes âgées... les profils des consommateurs sont variés. Tout ce petit monde entre en fait de l'autre côté de la résidence. Les charbonneurs, eux, sont proches de la rue, en contact visuel avec les guetteurs. Ce qui permet à chacun de pouvoir s'enfuir rapidement si les forces de l'ordre arrivent.

Après une dizaine de minutes d'attente, le "gérant" arrive, à visage découvert, accompagné de deux personnes cagoulées. Lui, en survêtement, est âgé d'une trentaine d'années. Me voilà désormais entouré de six trafiquants, tête contre tête avec l'un des hommes à cagoule. "Tu crois qu'on est à Paname ici, pour venir avec ta caméra et enquêter sur nous ?, m'interpelle le gérant, qui semble malgré tout surpris de ma venue. Ici tu viens juste pour pêcho ou tu fermes ta gueule. Alors soit tu veux pêcho, soit on te pète la gueule".


Suivent un torrent d'insultes. L'homme de main, dont le front est toujours contre le mien, me crie dessus et me demande si j'ai compris. "Oui". L'un des bosseurs me rouvre la porte. En repartant tête baissée, le nez sur mon smartphone, je songe à ce que me disait l'officier de police des Grésilles : "les gens ne viennent plus nous parler des dealers. Ils ont peur parce que les trafiquants n'hésitent plus à tirer maintenant". 

Quatre mois plus tard, Dijon et ses quartiers seront le théâtre d'une guerre des gangs aussi soudaine que violente. En une quinzaine de jours, 2 personnes seront tuées et plusieurs autres blessées, que ce soit aux Grésilles, à Fontaine-d'Ouche, ou encore dans la commune voisine de Talant.

Les autorités multiplieront les opérations place nette XXL, jusqu'au 15 avril 2024. Le préfet de Côte-d'Or se félicitera de leur bilan. Ce jour là, beaucoup d'habitants des Grésilles diront au micro de France 3 Bourgogne, soulagés, qu'ils "se sentent plus en sécurité".

Pour ma part, je retournerai sur la place du marché le 16 mai, après le déferlement de la vague "place nette". Et je constaterai, malheureusement, que rien, ou pas grand chose, n'a changé.

À SUIVRE : RÉCIT (2/2). "Rien ne changera, c'est impossible" : au coeur du trafic de drogue à Dijon, 1 mois après l'opération place nette XXL (publié dimanche 19 mai)

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