RÉCIT (2/2). Au cœur du trafic de drogue à Dijon, après l'opération place nette XXL : "rien ne changera, c'est impossible"

Deuxième partie de notre récit sur le trafic de drogue dans le quartier des Grésilles, à Dijon (Côte-d'Or). Plus d'un mois après la fin des opération place nette XXL, un coup a-t-il été porté aux dealers ? Sur place, les habitants sont fatalistes.

Jeudi 16 mai 2024, avenue Champollion. Pour beaucoup d'entre vous, une artère anodine du quartier des Grésilles à Dijon. Mais le secteur est aussi connu pour être une plaque tournante du trafic de drogue dans la ville. Il y a quelques mois, avant les règlements de comptes qui ont secoué la capitale des Ducs, on trouvait encore de nombreux "choufs" (des guetteurs) postés à l’entrée des points de deal, les prix affichés aux murs sans aucune discrétion. C'est ce que nous vous racontions dans la première partie de notre récit.

Deux mois ont passé depuis le déclenchement de l’opération place nette XXL en Bourgogne. Premier constat : il n'y a plus de dealer visible sur ce secteur de l'avenue. L'esplanade est désertique, le calme règne et les inscriptions sur les murs ont disparu.

Difficile de voir en cet endroit une ancienne “pointe” (point de vente de drogue) majeure de la ville. Il y a pourtant quelques semaines, des hommes à bord d'une voiture avaient ouvert le feu et blessé un guetteur, à l'endroit précis où nous sommes.

213 personnes interpellées en Côte-d'Or

Cette opération place nette XXL aurait-elle porté ses fruits et mis un coup d’arrêt au trafic de stupéfiants à Dijon ? C’est ce qu’avançait la préfecture de Côte-d'Or au moment du bilan de l'opération, le 15 avril : 

  • 213 personnes interpellées
  • 8,5 kg de stupéfiants saisis
  • 47 armes saisies
  • 285 armes factices saisies
  • 203 amendes forfaitaires pour consommation de stupéfiants
  • 27 000 personnes contrôlées

Mais lorsque nous quittons les lieux, quelque chose, ou plutôt quelqu’un, attire notre attention dans une rue voisine. Malgré la pluie, un jeune homme reste statique le long de la voie, comme s’il gardait l’entrée de l’allée derrière lui. Un autre homme s’approche de lui, tend un sac en plastique et part dans la direction opposée.

La rencontre au point de deal

Caché sous sa casquette, l'individu semble surpris quand nous nous adressons à lui. “La pointe qui était là, elle a bougé ?” “Je sais pas de quoi tu parles”. Le “chouf” fait mine de rien savoir.

Généralement, on trouvait le guetteur sur le terre-plein, au milieu de la voie, assis sur une chaise. Aujourd’hui, il reste dans l’ombre, le long du trottoir. Quelques instants plus tard, il finit par révéler l’emplacement du nouveau lieu de vente : "si tu cherches quelque chose, c’est derrière.”

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Le guetteur n’avait pas menti. Nous avons parcouru une cinquantaine de mètres quand des “charbonneurs” (des dealers qui vendent la drogue au détail) viennent à notre rencontre. L'un d'entre eux nous demande si nous voulons “un p’tit truc”. Nous refusons et passons notre chemin. À une centaine de mètres, une voiture de police circule dans la rue voisine. Pas de quoi inquiéter les “charbonneurs”, qui ne bougent pas d’un mètre.

Pour la police, "l’effet de communication a bien marché"

Ce que nous venons de vivre confirme les propos d’un policier du commissariat de Dijon, Cédric Bovrisse, du syndicat Alliance, que nous avions eu au téléphone plus tôt dans la matinée : l’opération place nette XXL n’a pas mis un terme au trafic de stupéfiants à Dijon. “Ça a été un beau coup d’arrêt, avec le harcèlement des points de deal. Mais après l’opération, les points ont repris leur activité là où ils étaient, ou se sont légèrement décalés.”

Décalés, comme la “pointe” à l’avenue Champollion. Les récents événements ont obligé le réseau à prendre des précautions. “On constate peut-être une baisse d’activité pour certains points, car ils ont des problèmes de recrutement. Avec les récentes fusillades, les gens ont vu qu’il y avait des risques. Des gens travaillaient sur les points de deal et ont pris des balles.”

Dijon, c'est maintenant une ville où si on travaille sur un point de deal, on peut se prendre une balle.

Cédric Bovrisse

Secrétaire départemental alliance Côte-d'Or

Au cours des derniers mois, Dijon a effectivement connu un début d'année noir, avec une série de fusillades liées au trafic de drogue. Une guerre de territoire a éclaté, et plusieurs personnes ont été tuées, comme l'indique cette carte ci-dessous.

L'État a alors répondu par la force avec la mise en place de l'opération place nette XXL dans certaines villes, dont la capitale de Bourgogne. “Il y a eu de nombreuses interpellations des “petites mains”, et vu ce qu’il s’est passé à Dijon, ça a peut être fait réfléchir et calmé certains. L’effet de communication a bien marché.” 

Contactée, la préfecture de Côte-d'Or indique qu'une évaluation globale de la situation est en cours par les services de police et de gendarmerie. Mais que le point de deal de Quétigny, la commune voisine, a "bien été éradiqué".

"Vous voyez du changement vous ?"

11 heures, le marché au quartier des Grésilles se déroule en toute tranquillité. À quelques pas d’un stand de fruits et légumes, un hall d’entrée est ouvert, avec quatre individus cachés par leurs capuches et leurs casquettes. Une autre “pointe”.

Un point de deal qui se tient à deux pas d’un marché, c'est peut-être une scène dérangeante pour beaucoup, mais c’est comme s’il faisait partie du décor pour les habitués. Lorsque nous prononçons les mots “trafic”, “drogue”, “point de vente”, certains habitants changent d’expression. Il leur arrive même de reculer d’un pas, comme s’ils avaient entendu une menace. Certains préfèrent alors passer leur chemin plutôt que de répondre à nos questions. D’autres déclarent ne pas être au courant du trafic, ou de l’opération des policiers réalisée il y a quelques mois.

"On sait tous qu'ils sont là, mais on ne va rien dire parce qu'on a peur"

Georges

Habitant du quartier

Entre deux ventes, un marchand se risque à nous répondre. On évite de parler de ça. Vous voyez du changement vous ? Ce n’est pas une opération de 15 jours qui va changer quelque chose, il faut une présence permanente. Il n'y a pas de changement et il n'y en aura pas. Dès que la police est partie, les dealers sont revenus aussitôt. Même quand la police était là, on les voyait.”

Les habitants du quartier pessimistes

Des propos confirmés par Georges*, habitant du quartier depuis 49 ans. “On sait tous qu'ils sont là, mais on ne va rien dire parce qu'on a peur, même moi j'ai peur. Ça fait six générations de dealers que je vois passer. Les têtes (dealer à la tête du trafic) viennent de Paris ou Marseille, mais ils embauchent des jeunes de 15, 16 ans de notre quartier. Pour moi, ce sont des innocents. Rien ne changera, c'est impossible.”

“Rien ne changera.” Tous les habitants du quartier avec qui nous avons conversé ont été fatalistes. La plupart des riverains s'accorde à dire que l’opération place nette XXL n’a eu aucun impact. Ou un changement mineur.

Teo, Lucas et Julien sont trois lycéens de l’établissement Eiffel, situé à quelques minutes à pied du marché. Avant l’opération place nette XXL, un point de deal était installé en face du lycée. “Ils étaient postés devant, ils rentraient même dans la cour et venaient utiliser nos toilettes. Mais depuis ils se sont déplacés, on ne les voit plus", avancent-ils.

Un trafic nuisible ou profitable au commerce ?

Patrick tient une boutique en face d’un point de deal. Et si l’opération place nette XXL a été spectaculaire, elle n’a pas été efficace pour autant. “On a constaté une baisse de la fréquentation, mais une fois que c'était fini, ça n'a rien changé. Même pendant l'opération, les mecs restaient là avec des trucs sur eux. Nous les commerçants, on n'a pas le choix, on subit. C'est plus pour les clients que c'est dur.”

Regardez, lui, il m'aide à ranger ma terrasse !

Magalie

Commerçante

Si le point de deal peut nuire au commerce de certains, ce n’est pas le cas de Magalie. Commerçante à côté d’une pointe, la cohabitation se passe même à merveille. Ça fait 7,8 ans qu'on vit à côté. Les guetteurs se posent sur ma terrasse, ils consomment chez moi, ils sont bienveillants”, nous dit-elle, avant qu’un homme n'entre dans le commerce.

“Regardez, lui, il m’aide à ranger la terrasse, et il fait partie du point de deal à côté", annonce-t-elle en toute tranquillité. "Les clients qui attendent consomment aussi chez moi, donc c’est bénéfique. Je n’ai jamais eu de problème, au contraire, ils font preuve de respect, et je me sens plus en confiance avec eux, j'ai moins peur de me faire braquer.”

La police poursuit ses efforts... en vain ?

Cédric Bovrisse le concède, depuis la fin de l'opération place nette XXL, la donne a changé. "On n’a plus d’équipe dédiée, on a toujours les mêmes équipes qu’avant et il y a toujours du travail. On avait des forces mobiles qui permettaient d’assurer une présence dans certains quartiers. Mais on savait que ce seraient des renforts temporaires."

Talant, le quartier des Grésilles... Lors de notre reportage, il n'était pas rare de croiser des patrouilles autour des points de deal. "Nous ne sommes pas au chômage depuis la fin de l'opération", répond Cédric Bovrisse. "On interpelle régulièrement des charbonneurs, on ramène des individus qui possèdent du produit. Aujourd'hui, il faut couper la tête du réseau, mais que ça ne donne pas des idées aux autres pour prendre leur place. Il faut de la présence policière et des sanctions dures."

Mais dans les paroles de l'agent de police, on ressent un certain pessimisme, comme si le trafic de drogue ne pourra jamais être endigué. Résonnent alors dans nos têtes les paroles de certains habitants rencontrés plus tôt sur le marché, à quelques mètres d'une "pointe" : "rien ne changera, c'est impossible.”

* Tous les prénoms ont été modifiés pour garantir l'anonymat.

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