ENQUÊTE. "Aujourd’hui, on n’envisage pas que l’aide alimentaire n’existe plus", quand l’État délègue, les assos trinquent

Pierrick Armand consacre ses semaines à surveiller les stocks des Restos du Coeur à Rennes, Damien Toneatti conduit un camion-épicerie solidaire à travers le Centre-Bretagne, Zoé Ruzic cuisine et distribue des plats vegan gratuitement. Partout en France, des citoyens s’organisent pour que l’alimentation devienne un droit durable, ce que l’État peine à garantir. C'est le troisième volet de notre enquête consacrée à la fracture alimentaire.

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Ecrit par Laurine Le Goff, Juliette Pirot-Berson et Isis Marvyle
Ce reportage a été réalisé dans le cadre d'une enquête, en partenariat avec le master de journalisme de Sciences Po Rennes.
[Article précédemment publié le 13 mai 2024]

Une haute église de pierre noircie par le temps se dresse sur la petite place du village. Autour, des toilettes publiques décrépites et quelques maisons en pierre, dans le plus pur style breton. En ce premier vendredi de printemps, seuls la pluie et le vent viennent perturber le calme qui règne dans le centre de Saint-Brieuc-de-Mauron, bourgade de trois cents habitants, dans le Morbihan.

Au loin, un vrombissement se fait entendre. Peu après, un camion blanc déboule et se gare. Deux hommes sautent du marchepied et ouvrent la grande porte latérale, laissant apparaître une véritable épicerie miniature. Sur un comptoir en bois s'empilent des boîtes d'œufs et des cubis d’huile. Derrière, des rayonnages remplis d’aliments en vrac tapissent le mur au fond du camion. Quelques personnes se dirigent vers cet étrange magasin. La place prend vie.

Il est 17h40, et c’est l’heure de la tournée du Car à Vrac, une épicerie itinérante qui sillonne douze communes entre le Morbihan et l'Ille-et-Vilaine, d’Iffendic à Ménéac en passant par Concoret. Au rythme de plusieurs tournées quotidiennes, six jours sur sept, elle propose des produits locaux et biologiques. Pâtes, riz, lentilles, haricots, céréales, laitages, lessive…

Le principe est vraiment ingénieux”, se réjouit Florence*, 52 ans. Un cabas sous le bras, elle est venue faire ses emplettes avec sa fille Bleuzen, 14 ans. “C’est propice aux rencontres, ça favorise les liens et ça nous permet de rencontrer les gens du village”, poursuit cette peintre décoratrice, habitante de la bourgade.

Des tarifs solidaires jusqu’à moins 50%

Ce commerce sur roues est une idée d’Émilie et Mathias Montigny, deux travailleurs sociaux fraîchement débarqués dans cette région de Brocéliande. En 2018, ils fondent l’Elfe (comprenez “Épicerie locale favorisant l’entraide”), et le Car à Vrac avec. “Il y avait l’idée de créer du lien social avant même l’idée d’alimentation”, affirme Maeva Barbier, salariée et coordinatrice de l’association depuis janvier 2024, de passage sur la tournée de Saint-Brieuc-de-Mauron.

À l’intérieur du véhicule, une acheteuse semble perplexe face à la caisse enregistreuse. “Il faut que tu indiques la quantité”, lui montre Damien Toneatti, bénévole à l’Elfe depuis cinq ans et ancien salarié de l’association. Au Car à Vrac, les clients font tout eux-mêmes : après s’être hissés à bord, ils choisissent leurs produits, les pèsent et déposent l’argent dans le tiroir-caisse.

“C’est autogéré, on leur apprend à se servir de la caisse et ils font leurs comptes eux-mêmes, explique Damien Toneatti. S'ils ne savent pas quoi faire de leurs dernières pièces, ils les mettent dans la caisse solidaire”, ajoute le bénévole de 35 ans, en montrant du doigt une boîte à lettres fixée sur le bord du comptoir.

Les dons récoltés permettent à l’association de proposer des tarifs aidés, jusqu’à moins 50% par rapport au prix affiché. “N'importe qui peut bénéficier de la caisse solidaire. Il y a beaucoup de gens qui mériteraient d’acheter à ce tarif, mais qui ne le demandent pas, c’est une de nos difficultés”, regrette Damien Toneatti. “Pas besoin de justificatif, on fait en sorte que ça soit fait aussi discrètement que possible”, complète Maeva Barbier. Seuls le montant pris dans la caisse solidaire et le nombre de personnes du foyer sont répertoriés pour les comptes de l’association.

“Notre but, c’est de faire vivre le milieu rural”

“Au début, il y a eu toute une période de méfiance des élus vis-à-vis du projet. On nous disait que les gens allaient en profiter, et que ça allait couler notre modèle économique solidaire” , se remémore cette ancienne maraîchère.

Depuis sa prise de poste en janvier 2024, Maeva Barbier va de mairie en mairie pour faire connaître l’initiative et clarifier le fonctionnement du Car à Vrac. Notamment parce que l’épicerie est parfois perçue uniquement sous son prisme solidaire. “Certaines personnes se disent : ‘j’en ai pas besoin, j’ai les moyens, je ne vais pas acheter ici’. Mais c’est le fait qu’elles viennent et paient le prix normal qui alimente le fonctionnement du car.”

L’année dernière, les recettes de l’épicerie se sont élevées à 60 000 euros. 148 personnes ont bénéficié d’achats aidés, soit l’équivalent de 2 724 euros extraits de la caisse solidaire. “On multiplie les actions pour l’alimenter car elle est de plus en plus demandée”, raconte la coordinatrice.

À l’arrière du camion, quelques bottes de carottes sont disposées dans un bac en bois. “On a plein de copains maraîchers qui nous appellent quand ils ont trop de stock. Les adhérents peuvent aussi déposer leurs surplus de jardinage”, éclaire Damien Toneatti. La vente à prix libre de ces légumes et la soupe populaire organisée chaque mois dans une des douze communes desservies par le Car à Vrac viennent grossir la caisse solidaire.

“Notre but, c’est de faire vivre le milieu rural”, résume le bénévole. L’association estime qu’au total, entre deux cents et trois cents personnes fréquentent le Car à Vrac.

Affairée à l’intérieur du camion, Flora* remplit ses contenants de coquillettes et de chocolat. “Dès que je peux, j’achète ici. À part les légumes car on en cultive la plupart nous-mêmes dans notre potager.” Pour cette habitante de Guilliers, la commune voisine de mille trois cents habitants, le Car à Vrac est devenu un véritable “rendez-vous. C’est un moment où on prend le café, on papote. Et, quand tu as un souci, les gens essaient de trouver quelqu’un qui peut te dépanner”.

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Une affaire qui roule depuis six ans

“C’est aussi un point d’information, on se refile les bons plans. Sans les réseaux d’entraide de ce genre, je serais malheureux”, ajoute Cédric*, intermittent du spectacle de 44 ans. Il tient dans ses bras les miches de pain qu’il vient d’acheter à Cécile, la boulangère, installée chaque vendredi à côté du Car à Vrac. “J’ai de l’argent donc je le dépense intelligemment, c’est un peu une manière de voter en fait. Je vote pour la solidarité et l’échange”, soutient cet habitant de Brignac, autre village voisin de neuf cents âmes.

La distribution touche à sa fin. Damien Toneatti s’accoude au comptoir. À la gauche du bénévole, une ardoise affiche 241,37 euros. C’est le solde de la caisse solidaire, dont les comptes sont faits chaque semaine.

Notre système fonctionne, ça se régule de manière assez fluide. En six ans, il est arrivé seulement deux fois qu’elle soit descendue en dessous de cinquante euros”, indique-t-il. Il a suffi de lancer un appel auprès des adhérents pour qu’elle soit réalimentée rapidement. “Pour moi, ce sont les petites échelles qui sont crédibles et fiables. Là, on a une mise en place concrète de la Sécurité sociale de l'alimentation.”

Damien Toneatti fait référence à une démarche encore au stade de réflexion, menée au niveau national et amorcée par le Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) en 2019. L’objectif est de garantir un droit universel à l’alimentation durable et de sortir d’une logique de marché, dans la lignée de la Sécurité sociale, mise en place en 1946. Depuis quelques années, des expérimentations émergent un peu partout en France.

Dans le Sud, cotiser pour mieux manger

À Montpellier (Hérault), depuis fin 2021, environ quatre cents personnes cotisent à une caisse commune en fonction de leur revenu, d’un à cent cinquante euros tous les mois, parfois plus. Chacun se voit attribuer le même budget mensuel dédié à l’alimentation.

Pour certains, manger est une variable d’ajustement, une dépense qui passe au second plan. “Avoir un budget fixe pour l’alimentation, ça permet de faire d’autres choix. Si le budget alimentaire est en balance avec le paiement d’une facture d'électricité, on arbitre différemment”, explique Pauline Scherer, sociologue et copilote de l’expérimentation. Cette adepte de la recherche-action, une méthode qui mêle recherche scientifique et expérimentations sur le terrain, est spécialiste d’action collective, de précarité et d’alimentation durable.

Ici, les participants ne sont pas uniquement des personnes en situation de précarité, mais “un échantillon représentatif de la population de la métropole. On a tous les âges, toutes les catégories de revenu”, poursuit la chercheuse. Les membres de l’expérimentation utilisent une monnaie créée spécifiquement pour le projet, la MonA.

Ils peuvent la dépenser dans des endroits choisis : groupements d’achat, vente directe de producteurs, épiceries de quartier. L’emplacement de ces lieux fait l’objet d’une attention particulière pour éviter les déserts alimentaires, ces zones avec peu de commerces qui compliquent l’accès à une consommation durable. 

Un aspect essentiel du projet est la “démocratie alimentaire”. Ce principe inspiré de la Sécu et de sa “démocratie sociale” répond à une interrogation : “Comment fait-on de l’alimentation un sujet de démocratie ? Comment on invite les citoyens et citoyennes à s’intéresser à ce sujet ?”, formule Pauline Scherer.

80 ans après la santé, une Sécu de l’alimentation ?

C’est l’un des objectifs de ce projet de Sécurité sociale de l’alimentation à Montpellier. Un comité citoyen, composé de soixante et une personnes, certaines volontaires et d’autres tirées au sort parmi les participants, et “diversifié sur le plan social” décide des points de vente et de la cotisation. L’éducation populaire se place au centre de l’initiative.

“On a fait un gros travail de mobilisation pendant six à huit mois, avec des projections de films, des ateliers cuisine et des balades alimentaires dans les quartiers pour donner envie à des gens de rejoindre l’expérimentation. Notre objectif, c’était que la moitié du comité soit composée de personnes en situation de précarité”, précise la copilote du projet.

Les résultats des dix-huit premiers mois seront présentés lors d’un séminaire final à l’automne 2024. Une deuxième phase, à partir de l’été prochain et jusqu’à la fin 2025, est envisagée.

Depuis le lancement de la SSA de Montpellier, Pauline Scherer et  son binôme Marco Locuratolo croulent sous les sollicitations d’autres collectifs. Beaucoup se demandent : Y a-t-il une recette miracle pour que l’expérimentation fonctionne ?

“On ne peut pas arriver avec une solution clé en main. Puisque c’est un projet de démocratie alimentaire, le pouvoir doit être donné aux citoyens. Mais on va pouvoir transmettre notre expérience et l’objectiver pour qu’elle soit appropriable par d’autres”, précise la sociologue. Les initiatives se multiplient un peu partout : en Gironde, en Alsace, en Seine-Saint-Denis, en Loire-Atlantique… Et en Bretagne, à Rennes et Morlaix.

La visée du collectif national, c’est de passer du local au global. “Ce serait une nouvelle conquête sociale, cette SSA. Ça a été possible après la guerre pour la santé, donc pourquoi pas une deuxième fois ?” sourit Pauline Scherer.

Sans les pouvoirs publics, “ça ne sert pas à grand-chose”

Une Sécurité sociale de l’alimentation au niveau national, c’est aussi ce que défend Emmanuel Marie, paysan boulanger syndiqué à la Confédération paysanne depuis dix ans. “On sait très bien qu’une caisse de Sécurité sociale, elle marche si on passe au niveau macroéconomique. Parce qu'avec les cotisations récoltées, on atteint des centaines de millions, voire des milliards d’euros par an si tous les salariés de la Nation cotisent.”

Pour mieux comprendre, petit détour par Ouézy, un village du Calvados. La météo de cet après-midi de mars ne déroge pas à la règle normande. Entre deux averses, un arc-en-ciel colore l’horizon. Sur ses vingt-trois hectares de terre, Emmanuel Marie produit des céréales pour fabriquer du pain et des pâtes, et possède quelques bovins. "L'odeur des vaches, c'est ma madeleine de Proust", sourit le petit-fils d’agriculteur.

Lorsqu’il ne travaille pas aux champs, il consacre du temps au sein de son syndicat à la réflexion sur la Sécurité sociale de l’alimentation. “C’est difficile d’être porté par une idée politique noble et de se rendre compte que ça ne va pas se mettre en place du jour au lendemain.”

Il y a encore quelque temps, le militant restait dubitatif sur les expérimentations locales, craignant qu'elles empêchent la formation d’un socle national de la SSA. “Il faut les deux, en fait. C’est bien joli d’essayer de conceptualiser le truc politiquement, mais les gens ont besoin de concret. Peut-être que ce sera l’addition des caisses locales qui jouera le rôle de rouleau compresseur.”

En 2022, Emmanuel Marie a débattu de la SSA au sein du Conseil national de l’alimentation (CNA). Cette instance consultative rend des avis à l’attention des pouvoirs publics. Un véritable « Parlement de l'alimentation », si on se fie à la description qui en est faite sur le site internet du ministère de l’Agriculture.

Le paysan n’est pas du même avis. “Le CNA, c’est très intéressant et c’est très beau, mais il peut donner tous les avis qu’il veut, ce ne sont que des avis. L’Assemblée nationale et le gouvernement se targuent d’inviter le CNA, mais au final je ne pense pas que ça serve à grand-chose.”

Les citoyens reçus mais pas écoutés

Des avis, le CNA en a produit 91. Le dernier publié s’intitule “Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire”. Le Normand y a représenté la Confédération paysanne lors des débats. En tête des recommandations clés, l’inscription du droit à l’alimentation dans le droit français et européen, et l’expérimentation d’une SSA au sein du régime général de Sécurité sociale.

Ces conclusions ont été ignorées par les pouvoirs publics, selon Emmanuel Marie, qui garde un goût amer de l’avis 91. “On participe à la démocratie, mais on voit bien dès le départ que c’est encadré par des administratifs.” Depuis 2020, le CNA accorde plus de place à la participation de tous, avec pour ambition que “les citoyennes et citoyens puissent peser davantage sur l’élaboration des politiques alimentaires”.

Pour l’avis 91, un panel de dix-huit personnes, certaines en situation de précarité et d’autres tirées au sort, s’est réuni pendant six jours à l’Académie du climat, à Paris. Avec comme question directrice : « Que faut-il faire pour que chacun ait un accès digne à une alimentation suffisante et de qualité ? » Résultat : les citoyens ont plaidé pour une augmentation du Smic et des minima sociaux, ainsi que pour la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.

“On avait oublié de leur dire : surtout, ne faites pas de politique, raille Emmanuel Marie. Les gens normaux, si on leur laisse le temps de réfléchir, et qu’on les informe correctement, ils prennent des décisions qui vont dans le sens du commun, moi j’en suis convaincu”, argumente-t-il.

Avec du recul, l’agriculteur déplore aujourd’hui une participation citoyenne biaisée. “Il faut reconnaître que le CNA, c’est une instance de social-washing, de démocratie-washing. C’est comme dire aux citoyens : venez discuter, c’est la démocratie, donnez vos avis. Mais vos avis, on n’en a rien à foutre.”

Le combat d’une députée bretonne

Le combat pour la SSA, Sandrine Le Feur, députée Renaissance de la circonscription de Morlaix, a pourtant tenté de le porter à l’Assemblée nationale. L’agricultrice en bio, installée dans le Finistère, a piloté un rapport parlementaire sur la souveraineté alimentaire. Trente-quatre députés, tous issus de la majorité présidentielle, y ont participé.

Parmi les propositions phares de ce rapport paru en 2021, “l'instauration d'une Sécurité sociale de l'alimentation” et “l'inscription dans la Constitution du droit à une alimentation saine et durable”. Plus de deux ans après, “le constat est assez pessimiste”, selon Eva Morel, qui a corédigé le rapport en tant que collaboratrice parlementaire de la députée bretonne.

La proposition de la SSA n’est pas plus audible qu’auparavant auprès du gouvernement ni auprès des parlementaires.” Idem pour la constitutionnalisation d’un droit à l’alimentation, qui n’est “pas du tout au stade de la réflexion”.

À l’époque, Sandrine Le Feur défend l’implantation d’une SSA locale soutenue par l’État, avec, à terme, l’objectif de la généraliser si elle porte ses fruits. À coups d’amendements, la députée a tenté de faire allouer une enveloppe budgétaire aux expérimentations locales de SSA, dans le projet de loi de finances pour 2023. “Il y a des parlementaires qui soutiennent, mais le gouvernement ne soutient pas donc ce n’est pas voté”, résume Eva Morel.

Pourtant, la proposition gagne du terrain dans le débat public. “C’est difficile de mettre en réseau toutes ces expériences, de les rendre cohérentes entre elles. À un moment donné, il faudrait que l’État se saisisse du sujet et impose cette expérimentation quelque part.”

L’aide alimentaire, un système à l’étouffée

La Sécurité sociale de l’alimentation reste à l’état de réflexion, parce qu’elle induit pour l’État une remise en cause fondamentale : il faudrait qu’il reconnaisse un droit à l’alimentation. Inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, il n’est cependant pas garanti en France.

Actuellement, la solidarité alimentaire repose sur un modèle associatif bien ancré, incarné par les poids lourds que sont les Restos du cœur, le Secours populaire, les Banques alimentaires et la Croix-rouge. Ces organisations bien connues avaient pour but d’origine de répondre à des situations d’urgence. Paradoxalement, plus de quarante ans après la création des Restos du cœur, des millions de personnes y ont toujours recours quotidiennement pour se nourrir.

Leurs bénévoles donnent de leur temps pour distribuer de la nourriture aux bénéficiaires, des personnes qui, en dessous d’un certain seuil de revenu, sont autorisées à la recevoir. Pourtant, si les pouvoirs publics soutiennent ces associations, ils ne garantissent pas à tous et toutes une alimentation saine et en quantité suffisante.

En réalité, l’État a créé un “marché de la faim”, répond Bénédicte Bonzi, anthropologue sociale et spécialiste des questions d’accès à l’alimentation. Un marché insidieux qui apparaît lorsque les frontières entre lutte contre le gaspillage alimentaire et lutte contre la pauvreté se brouillent.

Car où les associations d’aide alimentaire se fournissent-elles ? Essentiellement auprès des moyennes et grandes surfaces. Leurs dons sont défiscalisés jusqu’à 66%. On estimait en 2021 que 95% des aliments distribués par l’intermédiaire de la grande distribution provenaient du secteur agroalimentaire.

On crée un besoin de pauvreté pour écouler le surplus de l’agro-industrie.

Bénédicte Bonzi, anthropologue

Depuis 2016, plus besoin pour ces magasins de réguler leur production, les invendus vont directement aux associations. Avec la loi Garot, qui oblige les commerces alimentaires de plus de 400 m² à proposer une convention de don à une association, pour lutter contre le gaspillage, l’aide alimentaire devient alors un débouché pour la grande distribution.

Les moyennes et grandes surfaces y gagnent une défiscalisation et une image de généreuse donatrice. “Le système actuel a besoin des pauvres qui prendront ces produits-là. Si on crée un besoin de pauvreté pour écouler les stocks, le surplus de l’agro-industrie, alors on ne lutte pas contre la pauvreté, regrette Bénédicte Bonzi, qui plaide pour une sortie de l’aide alimentaire.

Au sein des associations, des “violences alimentaires”

Pour sa thèse, elle s’est immergée au sein des Restos du cœur 93 (Seine-Saint-Denis), en tant que bénévole, pendant cinq ans. Une expérience dont elle livre ses conclusions dans son dernier ouvrage, La France qui a faim : le don à l’épreuve des violences alimentaires (Seuil, 2023). Elle y décortique notamment les mécanismes de domination, invisibles, mais bien présents au cœur du système de solidarité alimentaire.

“En réalité, le don ne permet pas de justice, résume l’anthropologue. Il met les personnes en situation de dépendance, de redevabilité, d’inégalité, car elles ne peuvent pas rendre ce qu’on leur donne. L’impossibilité de rendre, c’est la force diabolique contenue dans le don.”

Après cinq ans au contact des bénéficiaires, elle souligne le décalage entre l’aide alimentaire et les besoins réels de ces derniers. “La demande des personnes n’est pas d’avoir de l’aide alimentaire, mais de pouvoir se nourrir dignement et d’être autonomes. Donc on leur donne autre chose que ce qu’elles demandent.” En plus de l’aspect psychologique, la chercheuse dénonce une “violence structurelle, organisée”. “On pourrait répondre de manière différente à la situation de précarité alimentaire.”

Ce que Bénédicte Bonzi appelle “violence alimentaire”, c’est le fait que dans un pays où la nourriture circule en abondance, toute une part de la population n’y a pas accès. Et bien que l’aide alimentaire soit née pour répondre à une situation d’urgence, c’est aujourd’hui une manière institutionnalisée de se nourrir, à laquelle des milliers de personnes ont recours chaque jour.

Pour s’adapter à ce modèle qui s’est progressivement imposé, les associations ont dû revoir leur fonctionnement.

Des bénévoles sous l’eau

Les responsables le disent eux-mêmes, les associations d’aide alimentaire sont devenues de véritables entreprises. Il faut gérer les inscriptions, étudier les dossiers déposés, superviser la logistique de grands entrepôts, organiser des ramasses (c’est-à-dire récolter les dons des grandes surfaces), commander des produits…

Aux Restos du cœur de Rennes (Ille-et-Vilaine), les bénévoles en ont presque le tournis. Le lundi, ils récupèrent les commandes passées à la Roberdière, le centre de stockage du département. Les distributions ont lieu les mardis, jeudis et vendredis. À chaque fois, au minimum quarante bénévoles sont requis pour occuper tous les postes. Et ils sont toujours là, le sourire aux lèvres, insufflant un peu de chaleur humaine à un processus devenu presque industriel.

Le nombre de volontaires, et leur engagement quotidien, sont sûrement les seules variables qui n’ont pas évolué au sein de l’association créée par l’humoriste Coluche, en 1985. Mais en toile de fond, c’est un modèle qui prend l’eau.

“On est au bout du rouleau, on ne sait plus comment gérer.” Gérard Leray, coresponsable du centre de distribution rennais de la Donelière, regarde avec dépit les maigres stocks prêts à être écoulés ce vendredi de mars. À 71 ans, il s’investit quotidiennement aux Restos du cœur depuis dix ans maintenant.

Au four et au moulin, cet ancien professeur et animateur a aussi un rôle de médiateur auprès des bénévoles et des bénéficiaires. Il tente d’apaiser les tensions qui éclatent parfois lors des distributions, lorsque les cabas repartent peu remplis. “On n’a pas ce qu’on voudrait, on manque très souvent de produits frais. Typiquement, aujourd’hui, on n’a pratiquement pas de légumes. En fruits, on a des bananes, alors on essaie de compenser avec ça.”

Seules une dizaine de cagettes de légumes sont installées sur les tables. Du pain et des conserves remplissent les grandes étagères en bois, mais seront plus qu’insuffisants pour nourrir les quelque quatre cents personnes qui viendront se fournir cet après-midi-là.

La chambre froide est vide, comme beaucoup d’étalages du local de stockage. Dans la vitrine réfrigérée, pas de viande. Ce vendredi, les produits frais se résument à un unique sandwich, une vingtaine de plats individuels de poulet cuisiné et une cagette de fromage à tartiner.

“Si on ne change pas le modèle, on ferme dans trois ans”

Trésorier de l’association en Ille-et-Vilaine, Pierrick Armand ne laisse pas de place aux faux espoirs. “Dans l’esprit de beaucoup, les Restos du cœur sont riches. Mais la réalité, c’est qu’on est pauvres et en déficit. Et les bénéficiaires sont les premiers à en souffrir. L’association s’est vue forcée de baisser ses portions, “parce qu’on n’a pas les moyens”.

Désormais, une personne seule n’a plus droit qu’à quatre repas par semaine, au lieu de sept. C’est loin d’être la seule conséquence. Les Restos du cœur surveillent désormais chaque dépense pour garder la tête hors de l’eau. Renégocier les contrats d’électricité, de téléphone, voire diminuer le nombre de véhicules de l’association, tout est envisagé pour réaliser des économies.

C’est aussi l’ensemble de la chaîne du froid qui repose sur les épaules des petites mains. Les normes sanitaires concernant la conservation des produits frais sont strictes et les associations n’y échappent pas. Mais ces dernières récupèrent les invendus des grandes surfaces, dont la qualité peut laisser à désirer. Et depuis la mise en place d’étalage « antigaspi » dans tous les grands magasins, les aliments récupérés affichent des dates limites de consommation de plus en plus courtes.

Cela entraîne des situations que Bénédicte Bonzi, l’anthropologue de l’alimentation, qualifie d’“absurdes”. Les bénévoles se voient obligés de jeter des denrées dont la date est dépassée, alors qu’ils n’ont pas assez de stocks. “C’est ce qu’on appelle une gouvernance par les externalités, détaille-t-elle. C'est-à-dire que l’État délègue sa responsabilité, mais reste présent par les normes qu’il impose. Par exemple, envoyer des organismes de contrôle au sein des structures de l’aide alimentaire.”

Des situations que la chercheuse a vécues lorsqu’elle était elle-même en immersion, en tant que bénévole. “On arrive à ces aberrations-là, par exemple d’interdire aux gens de cuisiner de la soupe alors qu’ils ont les légumes pour le faire, mais pas de cuisine suffisamment aux normes. Et de devoir, au final, distribuer de la soupe lyophilisée.”

Le drame, c’est que la société a commencé à penser que des assos comme les Restos du cœur ne s’arrêteront jamais.

Pierrick Armand, trésorier des Restos du coeur en Ille-et-Vilaine

Obligés de se plier à toutes ces réglementations, les Restos du cœur de Rennes s’adaptent tant bien que mal. Pour faire face au nombre grandissant de demandeurs, l’antenne administrative de la Roberdière se déplace cinq cents mètres plus loin. “Le local actuel est comme nous, il est fatigué. On déménage dans du neuf, parce que là on a des rats, des chats, et que rien n’est aux normes”, soupire Pierrick Armand.

Mais ce changement n’est qu’une solution temporaire, qui tient beaucoup du cache-misère. Et l’association le sait bien. “Le drame, c’est que la société a commencé à penser que des assos comme les Restos du cœur ne s’arrêteront jamais. Tout repose sur du bénévolat mais on est un modèle fragile. Si on ne change pas le modèle économique aux Restos du cœur, on ferme dans trois ans”, assène le trésorier.

Le bénévolat, pilier de l’aide alimentaire

La réalité de l’aide alimentaire est bien sombre, et les Restos du cœur ne sont pas les seuls à tenter de mettre des pansements sur cette hémorragie. Au Secours populaire, le constat est tout aussi alarmant. “Là, je suis obligée de donner seulement une carotte par personne, et il n’y en aura pas pour tout le monde”, commente Ivete*, bénévole dont la famille est également bénéficiaire de l’association.

Devant elle, un unique paquet de légumes, déjà bien entamé. “Il y a parfois des bénéficiaires qui ne sont pas compréhensifs et nous reprochent de pas avoir assez de choix. Mais on ne peut donner que ce qu’on trouve... Il manque beaucoup de choses, quand même.”

Pour les bénévoles c’est peut-être la goutte de trop, et certains peinent à garder le rythme. “L’État se décharge sur les associations, et se dédouane en donnant de l’argent.” Baisse des approvisionnements, augmentation des bénéficiaires… Pascal Huet, responsable alimentaire au Secours populaire de Rennes depuis un an, a vu la situation se dégrader.

Le système, lui, n’a pas évolué. L’association repose très majoritairement sur le travail bénévole : ils sont mille six cent, pour seulement cinq salariés dans toute l'Ille-et-Vilaine. Parmi eux, quarante travaillent l’équivalent d’un temps plein. Aux Restos du cœur, le trésorier Pierrick Armand confiait travailler cinquante à soixante heures par semaine.

Coincés dans ce système, les volontaires continuent de faire ce qu’ils peuvent. Mais le moral en a pris un sérieux coup. François*, engagé dans l’association depuis cinq ans, aime toujours autant ce qu’il fait mais supporte mal la situation. “On vit avec moins de stocks et plus de demandeurs, donc on doit faire une espèce de ratio de fou furieux.”

Il laisse éclater sa frustration, se remémorant une situation avec une famille musulmane de quatre personnes. “T’es là comme un crétin, ils ne mangent pas de porc et tu ne peux même pas leur donner du poisson parce qu’ils ne sont pas assez.” Explication de son désarroi : du fait de la réduction des stocks, et de certains approvisionnements reçus uniquement en grands formats, les paquets de quatre à cinq morceaux de poissons avaient été réservés aux familles nombreuses.

Les associations peinent à remplir la mission que l’État leur a déléguée. Et si ce modèle perdure, c’est aussi la conséquence de choix politiques. À l’heure actuelle, les subventions nationales et régionales sont presque uniquement dirigées vers l’aide alimentaire, ce qui maintient sous perfusion un système pernicieux, aux allures vertueuses.

Un plan mais pas de grands changements

  “Avec l’aide alimentaire, on a un problème de quantité et de qualité.” Laurent Alaton, sourire aimable et costume sombre, nous reçoit dans son bureau au Secrétariat général pour les affaires régionales de Rennes. Commissaire régional à la lutte contre la pauvreté depuis 2022, un poste créé en 2019, il est chargé d’appliquer en Bretagne la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté du gouvernement.

Nommé par le préfet de région, ce représentant de l’Etat a notamment pour mission la mise en œuvre du Pacte des solidarités, lequel comprend la lutte contre la précarité alimentaire à travers notamment le plan « Mieux manger pour tous ». L’ambition : aider les réseaux d’aide alimentaire à diversifier leurs sources d’approvisionnements, pour proposer des aliments plus équilibrés.

“Au niveau territorial, le plan vise à favoriser les circuits courts et l’alliance producteurs associations, pour aller vers des produits locaux notamment”, atteste Laurent Alaton. Les pouvoirs publics ont donc bel et bien conscience de la situation critique des associations, ou du moins des difficultés d’approvisionnement.

Mais dans les objectifs définis à l’échelle nationale, pas de sortie du système à l’horizon. Seulement de l’accompagnement. En 2024, vingt millions d’euros du plan sont destinés à favoriser les projets locaux, dont environ 780 000 € en Bretagne, “qui permettent d’aider mais pas de régler la question de la précarité alimentaire”, reconnaît le commissaire.

Personne ne sort gagnant du modèle de solidarité alimentaire tel qu’il fonctionne actuellement. Même en transférant un certain nombre de ses obligations aux associations, l’État perd de l’argent car la défiscalisation des dons représente une perte de recettes importante. En 2018, les réductions d’impôts accordées aux particuliers et aux entreprises représentaient 361 millions d’euros, selon l’Inspection générale des affaires sociales (2019).

“L’aide alimentaire est nécessaire. Le système d'aujourd'hui apporte un service qui a le mérite d’exister, mais qui pose question sur le plan qualitatif”, admet Laurent Alaton. Comme le soulignait Gérard Leray, bénévole aux Restos du cœur, les associations manquent de diversité dans les produits qu’elles distribuent.

Les grandes et moyennes surfaces y trouvent leur compte, voire les producteurs, concède Laurent Alaton. C’est un moyen d’écouler un certain nombre de stocks. Quelque part, ce sont aussi tous les acteurs de la chaîne alimentaire qui en profitent.”

Même s’il reconnaît les difficultés rencontrées par les associations sur le terrain, le haut fonctionnaire continue de louer leur travail. “C’est très riche d’avoir ce bénévolat aujourd’hui. Si on n'avait pas la force du milieu associatif, ça nous reviendrait beaucoup plus cher.” Mais cette force s’épuise, au détriment de la santé et du moral des bénévoles. “Aujourd’hui, on n’envisage pas que l’aide alimentaire n’existe plus. Le jour où on n’aura plus de bénévoles, il faudra trouver autre chose.”

Et si cette “autre chose” était la Sécurité sociale de l’alimentation ?

Le haut-commissaire prévient que ce n’est pas à l’ordre du jour pour la région, mais il est au fait du projet. “Ça fait partie des arguments de ceux qui défendent la SSA, de dire qu’aujourd’hui on confond droit à l’alimentation et aide alimentaire, relève-t-il. Un droit à l’alimentation, ça signifierait qu’on a, de manière certaine, des produits de bonne qualité. Et l’aide alimentaire, c’est une logique caritative, de don, c’est donc finalement assez peu un droit.”

Onze millions d’heures de bénévolat perdues

Sans attendre l’action de l’État, la région Bretagne a engagé certaines initiatives. Parmi elles, on trouve le Plan de refus de la misère et de la précarité, adopté en avril 2023. Il vise principalement un accompagnement financier et matériel des bénévoles pour les soulager de certaines difficultés, et favoriser le lien social.

Régine Roué, conseillère régionale en Bretagne, est chargée de son application. “En 2023, près de 400 000€ sont allés aux grandes têtes de la solidarité alimentaire”, détaille la Brestoise. Ces subventions régionales ont principalement servi à l’achat de nouveau matériel pour les associations, notamment des chambres froides, frigos, et autres fourgons, ainsi qu’à l’installation de panneaux solaires par exemple.

“Aujourd’hui, la précarité est omniprésente, c’est effarant, s’indigne l’élue. Avec ce plan, on a réussi à faire travailler ensemble tous les acteurs de la solidarité alimentaire. On a notamment ajouté dans la réflexion les réseaux Andes (Association nationale de développement des épiceries solidaires) et Solaal (Solidarité des producteurs agricoles et des filières alimentaires en Bretagne).”

Elle souligne l’engagement de la Région pour assurer la dignité des personnes en situation de précarité alimentaire. Ont notamment été expérimentés des ateliers alimentaires au sein d’épiceries sociales, pour apprendre « comment se faire à manger à moindre coût ».

Pour Régine Roué, ces étapes restent essentielles dans l’immédiat, mais ne doivent pas empêcher de penser à plus long terme. “La Bretagne est la seule de France à avoir adopté un plan de lutte contre la précarité. On n’a pas à rougir de ce qu’on a fait”, affirme-t-elle.

La conseillère régionale est cependant consciente que le système s’essouffle. “Dans les associations, 16% des dons en moyenne finissent à la poubelle: c’est onze millions d’heures de bénévolat inutiles. Il y a quelque chose dans la notion de don qui est pernicieux là, quand même.”

Au niveau local, un sentiment d’impuissance

Pour elle, il faut aller plus loin. “On dit qu’on est le pays des Droits de l’homme, eh bien moi, je ne sais pas où ils sont, déplore-t-elle. Je suis révoltée ! Quand on calcule tout ce qu’on donne en aide alimentaire, je suis sûre qu’on pourrait financer un revenu minimum garanti.”

Il y a donc encore beaucoup à faire, ce qui n’effraie pas l’élue pour autant. “C’est frustrant, mais on a bien avancé. Le but est de mettre tout le monde autour de la table pour participer au changement. L’idéal, pour moi, ça serait de sortir de ces modèles-là”, tranche-t-elle.

La Ville de Rennes travaille, pour sa part, à la mise en place d’une carte alimentation durable, pour permettre aux personnes en situation de précarité alimentaire d’acheter des produits ciblés. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Une expérimentation, inspirée de certains principes de la SSA, pourrait voir le jour début 2025 dans le quartier du Blosne. Elle se construit en partenariat avec des collectifs et associations locaux comme Les cols verts ou Au p’tit Blosneur.

Pour Ludovic Brossard, conseiller municipal chargé de l’agriculture et de l’alimentation durable, l’objectif est “d’en tirer des conclusions pour savoir si ça peut être généralisé à l’échelle de la ville, voire démultiplié sur la métropole”. Mais pour l’instant, beaucoup de paramètres restent flous : combien d’habitants seraient concernés ? Comment impliquer et mobiliser les citoyens ?

À l’échelle locale, les élus n’ont d’autres choix que de soutenir le modèle actuel, faute d’alternative viable immédiate et de fonds suffisants. “Budgétairement, on est très contraints, et très dépendants de l’État. On se sent complètement impuissants, et nos démarches, même si on est très volontaires, ne pèsent pas”, regrette Ludovic Brossard.

“On devrait pouvoir se nourrir gratuitement, ça devrait être un droit”

Alors, certains collectifs ont choisi de s’organiser sans aides de l’État, et le revendiquent. À Rennes, des militants inventent et imaginent de nouvelles manières d’aider. Sans être reliées à la Sécurité sociale de l’alimentation, ces initiatives mettent en avant l’aspect politique d’un accès universel à la nourriture.

Comme ce dimanche soir de printemps, dans un coin de la place Hoche à Rennes, où une dizaine de personnes s’activent autour de tables métalliques. Elles se relaient pour décharger marmites, cuiseur à riz et saladiers d’une voiture garée sur le côté.

À 19h50, une file de quatre-vingts personnes se forme. La distribution de Food Not Bombs peut commencer. Des antennes de ce collectif se développent dans de nombreuses villes du monde. Celle de Rennes, née en 2016, organise une distribution alimentaire végane le premier dimanche de chaque mois.

Alignés derrière les tables, les militants servent, louche après louche. Au menu ce soir : curry de légumes et riz, salade de choux, pickles de radis noir, pesto de fanes de carottes, gâteaux aux agrumes et ananas. Avec des légumes glanés la veille au marché des Lices, les militants ont cuisiné toute la journée au P'tit Blosneur, un local associatif du sud de la ville.

Arthur*, membre du collectif depuis le mois de décembre, bavarde en installant les bassines où chacun pourra venir laver son assiette. “Pour moi, on devrait pouvoir se nourrir gratuitement, et ça devrait être un droit, estime l’étudiant de 25 ans. Ici, l’accueil est inconditionnel. Une boîte à dons est posée au bout de la table, peu mise en évidence pour ne pas forcer la participation financière.

Aux côtés d’Arthur, Zoé Ruzic virevolte, s’assure que tout le monde est à son poste. Présente à toutes les distributions depuis octobre, elle fait partie du noyau du collectif. “J’adore manger, cuisiner, je trouve que ce sont de bons vecteurs de lien social”, sourit-elle. La militante est aussi salariée de l’épicerie gratuite destinée à aider les étudiants de l’université de Rennes 2.

Depuis la création du collectif, le public des distributions a évolué. “Pour l’instant on est en plein centre-ville, là où les gens ont plus d’argent. On réfléchit à changer de lieu de distribution”, précise Zoé Ruzic.

Si beaucoup de personnes sans-abris étaient présentes au départ, ce sont désormais plutôt des jeunes et des étudiants. De nouvelles catégories sociales sont touchées par la précarité alimentaire, ce qui oblige les militants à repenser leurs actions.

“On ne veut pas faire les poubelles de la grande distribution”

Un collectif a élu domicile depuis deux ans dans le quartier de Villejean, à la Ferme de la Harpe. Sur place, une dizaine de jeunes adultes en tenue de maraîchage et un retraité libertaire œuvrent au milieu des instruments de musique et des planches en bois d’ateliers menuiserie. Dans cet imposant bâtiment en pierre, tous les vendredis, c’est la “distrib” du Réseau de ravitaillement des luttes en pays rennais (R2R).

Ce collectif a été créé en 2016. Plusieurs cantines du bassin de Rennes, qui étaient présentes à la Zad (Zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), ont fusionné. Ces organisations autogérées cherchent à alimenter des populations à prix libre ou gratuitement.

À partir de 13h, les membres du R2R accueillent une centaine de personnes et les publics sont variés : étudiants, habitants du quartier, militants… Les produits frais viennent en partie de maraîchers du Bassin rennais ou des parcelles de mille m² que le R2R cultive à Vezin-le-Coquet, à quelques kilomètres de là.

Cet après-midi, cinq cagettes de poireaux, ramassés le matin même, vont être distribuées. “Ça ne représente pas plus de 5 à 10% de la distrib’. Mais on aimerait bien que tout ce qu’on donne soit récolté”, indique Tom*, 23 ans, investi dans l’équipe maraîchage du réseau.

Le reste des dons provient d’un magasin bio. “Ce n’est pas n’importe quel groupement d’achats, on ne veut pas faire les poubelles de la grande distribution”, précise Lucas*. “Au départ, c’était plutôt des gens qui étaient dans les réseaux militants. Depuis, ça s’est ouvert”, éclaire Léo*, un autre militant, en déchargeant le camion.

Vêtu d’un pull siglé “À l’aise breizh”, hermines brodées dans le dos, il déplace des cagettes de fromage, de clémentines et de choux. “Depuis le Covid, cet horaire est devenu une forme de distribution alimentaire. L’objectif n’est pas de tomber dedans. C’est un sujet qui est toujours en discussion, mais on n'est pas là pour pallier les failles du service public. Toutes les assos d’aide alimentaire débordent, donc on accueille aussi”, explique le jeune homme.

Si le R2R remplit cette fonction, c’est avant tout un collectif “politique, autonome, et à visée révolutionnaire, qui souhaite soutenir les luttes”, définit Léo. L’objectif, c’est de “sortir du système marchand et financier, que l’alimentation devienne un bien commun”, poursuit son camarade Lucas.

Le R2R soutient également des grévistes, qui n’ont pas nécessairement le temps de faire les courses, et installe des cantines pendant des événements militants. L’alimentation, c’est “un outil qui peut permettre à une lutte de tenir”, indique Lucas. À l’oreille de cet ancien cuisinier de 26 ans pendent deux bijoux : une fourchette et une cuillère en argent. En dessous de sa polaire dézippée, le rouge d’un piment se détache sur son tee-shirt.

Après deux saisons en restauration, il a choisi de ne pas en faire son métier. “Ce collectif, ça m’a aussi permis de rendre accessible le fait de cuisiner, de sortir de l’élitisme et de la gastronomie, analyse-t-il. Recréer du lien et se rencontrer, ça peut passer par un grand repas.”

Un modèle agricole qui incite à l’abondance

Dans le petit village normand de Ouézy, la pluie a fait son retour. Le militant de la “Conf” Emmanuel Marie s’est mis à l’abri dans son bureau. Installé devant sa grande bibliothèque, il estime que l’État devrait aller au-delà d’une simple réflexion sur la qualité nutritionnelle de l’aide alimentaire.

Les gens qui bossent à 5h du matin et qui reviennent à 20h le soir, ils n’ont pas le temps d’éplucher des carottes ou de blanchir des choux avant de cuisiner. Ils veulent des conserves et des trucs faciles à manger, c’est logique. C’est à cause des inégalités que les gens vont à l’aide alimentaire et les pouvoirs publics ne remettent absolument pas cela en cause.”

Pour l’agriculteur, continuer à investir dans ce modèle est une aberration. “Quand on veut améliorer l’aide alimentaire, ça signifie qu’elle fait partie du paysage. Nous, notre discours, c’est de dire que ce n’est pas normal qu’elle existe.”

Dans la Sécurité sociale de l’alimentation, Emmanuel Marie voit un moyen de renouer le lien entre les champs et l’assiette. “On voudrait une alimentation de qualité, qui soit accessible, et qui permette à celui qui la produit de gagner sa vie.”

Le syndicaliste défend une transformation du monde agricole. Il souhaite sortir du modèle industriel d’abondance, qui encourage l’aide alimentaire. “On a rentré dans les têtes que, pour que tout le monde mange, il faut que ça déborde de partout. Les rayons sont pleins, donc ça voudrait dire que c’est accessible. Ce n’est pas vrai, pour ceux qui n’en ont pas les moyens. Il faut revenir à quelque chose d’un peu plus frugal pour certains, pour que d’autres aient accès à une forme d’abondance.”  

*Seul le prénom a été gardé à la demande de la personne interviewée.

Laurine Le Goff, Juliette Pirot-Berson et Isis Marvyle
Ce reportage a été réalisé dans le cadre d'une enquête, en partenariat avec le master de journalisme de Sciences Po Rennes.

Nos sources

Les propos et informations contenus dans cet article ont été recueillis entre janvier et avril 2024.

En amont, nous nous sommes appuyées sur les ouvrages Quand bien manger devient un luxe: En finir avec la précarité alimentaire, du journaliste Benjamin Sèze, et La France qui a faim - Le don à l'épreuve des violences alimentaires, de l’anthropologue Bénédicte Bonzi. Plusieurs études sur la précarité alimentaire nous ont également été utiles : les rapports du Credoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) de mai et de septembre 2023, un rapport de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) de 2019, et l’avis 91 du CNA (Conseil national de l’alimentation) de 2022 complété par un échange en visio avec une chargée de concertation de l’instance.

Les entretiens avec les chercheuses Bénédicte Bonzi et Pauline Scherer ont été réalisés en visio.

Après avoir interviewé l’agriculteur Emmanuel Marie en visio, nous l’avons rencontré chez lui dans le Calvados.

Concernant les terrains associatifs : nous nous sommes d’abord rendues au Secours Populaire, à l’antenne des Veyettes (Rennes), où nous avons rencontré Pascal Huet, ainsi que les bénévoles François et Ivete. À la Roberdière (Rennes), antenne administrative des Restos du cœur, nous avons également interviewé le trésorier Pierrick Armand. Enfin, nous avons visité le centre de distribution des Restos du cœur, situé à la Donelière (Rennes), où nous avons rencontré Gérard Leray.

Nous avons réalisé en visio l’interview de Maëva Barbier, salariée de l’association l’Elfe, avant de nous rendre à une tournée du Car à Vrac à Saint-Brieuc-de-Mauron où nous avons rencontré Damien Toneatti et quelques clients. Nous sommes également allées à la rencontre du Réseau de Ravitaillement en pays rennais (R2R) à la ferme de la Harpe (Rennes), où nous avons interviewé les militants Lucas, Léo et Tom. D’autre part, le collectif Food Not Bombs a accepté d’échanger avec nous lors d’une distribution, où Arthur et Zoé Ruzic ont été interviewés.

Nous nous sommes entretenues avec plusieurs représentants des pouvoirs publics. Nous avons sollicité la députée Sandrine Le Feur et c’est sa collaboratrice Eva Morel qui s’est entretenue avec nous en visioconférence. Laurent Alaton nous a reçues pour une interview au Secrétariat général pour les Affaires régionales - Bretagne. De la même manière, nous nous sommes rendues au Conseil régional de Bretagne (Rennes) pour rencontrer Régine Roué. Enfin, nous avons échangé avec le conseiller municipal rennais Ludovic Brossard par visioconférence.

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